Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Empire (second) (suite)

L’opposition de gauche n’est pas moins prospère. Loin de l’apaiser, les réformes de 1860-61 lui ont permis seulement de se manifester. On assiste alors à la montée d’une nouvelle génération de républicains, plus véhémente que l’ancienne, d’autant plus que celle-ci est affaiblie par l’éclatement du groupe des Cinq. En effet, Darimon est passé dans le sillage du prince Napoléon, et É. Ollivier, grâce à Morny, est en passe de devenir l’homme d’un Empire parlementaire. Cependant, les convictions républicaines, qui vont désormais de pair avec la laïcité, triomphent parmi la jeunesse intellectuelle, marquée par le positivisme et le scientisme. Des pamphlets comme Adresse à la jeunesse italienne, de Gambetta, les Grandes Manœuvres électorales et les Comptes fantastiques d’Haussmann, de Ferry, sont applaudis par la jeunesse.


L’émancipation ouvrière

De tradition, les ouvriers ont cause liée avec les républicains. Les temps du bonapartisme fort, dont ils ont été les principales victimes, les ont renforcés dans leurs convictions. L’empereur, qui a écrit jadis un livre sur l’Extinction du paupérisme, souhaite cependant sincèrement l’amélioration matérielle et morale de leur condition de vie. Il a un moment l’illusion de les rattacher à sa politique. Il a chargé un groupe de saint-simoniens convaincus de faire connaître ses bonnes intentions dans les milieux ouvriers. Ce groupe, dit « du Palais-Royal », a obtenu l’envoi d’une délégation ouvrière française à l’Exposition universelle de Londres en 1862. Les délégués, parmi lesquels s’est distingué Henri Tolain (1828-1897), ouvrier ciseleur, représentaient le socialisme proudhonien. Ils réclament la possibilité pour les ouvriers de s’organiser, de gérer leurs propres affaires. Ils souhaitent atteindre ce but par des moyens pacifiques tels que la formation intellectuelle, l’organisation de coopératives et du crédit mutuel, et non par l’action violente à la façon des blanquistes. Ils ont beaucoup appris à Londres : les rapports qu’ils publient à leur retour soulignent l’infériorité de la situation des ouvriers français, comparée à celle des ouvriers anglais, organisés en trade-unions, et réclament le droit d’association et de coalition.

L’empereur reconnaît le bien-fondé de ces revendications puisque, sur sa volonté formelle, est votée le 25 mai 1864 une loi selon laquelle la coalition, c’est-à-dire la cessation concertée du travail ouvrier, n’est plus un délit. Seuls les excès (« atteintes à la liberté du travail ») auxquels elle donne lieu sont blâmables.

Cette importante concession ne modifie pas le cours du mouvement ouvrier naissant. Au contraire, les transformations économiques et l’industrialisation qui s’opèrent alors rapidement, au seul profit de la bourgeoisie, accroissent l’animosité contre les dirigeants. Sur ce fond de lutte de classes, le droit de grève n’est qu’une étape vers la formation d’un mouvement ouvrier à l’échelle nationale et internationale.

De ce fait, les militants ouvriers français participent activement à la réunion de septembre 1864 à Londres, qui donne naissance à la première Association internationale des travailleurs. Tolain y déclare : « Travailleurs de tous les pays qui voulons être libres [...] sauvons-nous par la solidarité. » L’empereur ne se montre pas tout d’abord hostile à l’Internationale. Le bureau de la section parisienne, dirigé par Tolain, est d’inspiration proudhonienne étroite, c’est-à-dire qu’il se cantonne dans un rôle coopératif, à l’écart des problèmes politiques. Mais l’idée exprimée à Londres par Karl Marx selon laquelle « la classe ouvrière ne saurait être indifférente à la conquête du pouvoir politique » fait rapidement son chemin, aux dépens du régime.

En 1867, l’Internationale, association non autorisée de plus de vingt membres, est donc dissoute. Le second bureau, constitué en mars 1868 et dominé par Eugène Varlin (1839-1871), est plus radical. Dès 1864-65, les ouvriers ont fait usage de leur nouveau droit de grève. En 1867, ils l’utilisent pour appuyer de nouvelles revendications : le droit de former des sociétés syndicales ; la liberté d’expression et de réunion. Les cordonniers de Paris, les premiers, se constituent en syndicat (1867). Ils font rapidement école. Les grèves favorisent le développement de l’Internationale, qui est désormais susceptible de mobiliser des masses considérables.

Il apparaît donc — tandis que l’évolution politique demeure bloquée, que l’empereur temporise en prenant des décisions fragmentaires, parfois antagonistes — qu’une double opposition se fortifie et s’enhardit chaque jour davantage : celle des bourgeois et des intellectuels, d’une part, qui veulent un retour au parlementarisme ; celle des ouvriers, d’autre part, de plus en plus décidés à s’engager dans les luttes politiques. Cette opposition est d’autant plus dangereuse que la politique extérieure n’apporte pas au régime la gloire qu’il espérait.

Le manifeste des 60

[...] Un fait démontre, d’une façon péremptoire et douloureuse, les difficultés de la position des ouvriers.

Dans un pays dont la Constitution repose sur le suffrage universel, dans un pays où chacun invoque et prône les principes de 89, nous sommes obligés de justifier des candidatures ouvrières, de dire minutieusement, longuement, les comment, les pourquoi, et cela pour éviter non seulement les accusations injustes des timides et des conservateurs à outrance, mais encore les craintes et les répugnances de nos amis.

Le suffrage universel nous a rendu majeurs politiquement, mais il nous reste encore à nous émanciper socialement. La liberté que le tiers état sut conquérir avec tant de vigueur et de persévérance doit s’étendre en France, pays démocratique, à tous les citoyens. Droit politique égal implique nécessairement un égal droit social. On a répété à satiété : « Il n’y a plus de classes ; depuis 1789, tous les Français sont égaux devant la loi. »

Mais nous qui n’avons d’autre propriété que nos bras, nous qui subissons tous les jours les conditions légitimes ou arbitraires du capital, nous qui vivons sous des lois exceptionnelles telles que la loi sur les coalitions et l’article 1781, qui portent atteinte à nos intérêts en même temps qu’à notre dignité, il nous est bien difficile de croire à cette affirmation.

Nous qui, dans un pays où nous avons le droit de nommer les députés, n’avons pas toujours le droit d’apprendre à lire ; nous qui, faute de pouvoir nous réunir, nous associer librement, sommes impuissants pour organiser l’instruction professionnelle, et qui voyons ce précieux instrument du progrès industriel devenir le privilège du capital, nous ne pouvons nous faire cette illusion.