Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Allemagne (suite)

Venus d’Autriche avec une formation et une sensibilité très différentes, Hugo von Hofmannsthal* et Rainer Maria Rilke* ont été aussi éloignés que Stefan George des courants naturalistes et ont voulu marquer comme lui la différence essentielle entre l’expression poétique et la prose. Plus ouverts et plus vulnérables, beaucoup plus cosmopolites aussi, ils ont été accessibles à ce que Nietzsche avait appelé le charme de la décadence, dont il avait fait une manière d’exigence essentielle de la poésie. La revue Die Insel (l’Île), publiée à Leipzig autour de 1900, a été le lieu d’élection des âmes poétiques, des écrivains qui se donnaient l’ambition de créer un style poétique allemand d’un formalisme subtil, soucieux aussi de rechercher hors d’Allemagne les correspondances qu’ils sentaient chez les autres poètes d’Occident. Hofmannsthal est un Viennois « fin de siècle », voué au culte de l’émotion esthétique fugitive, qu’il sait traduire dans un style très personnel. Passé par la Russie des moines visionnaires, amoureux aussi de la netteté française, Rilke est, à coup sûr, le plus ouvert des poètes de son temps, douloureusement sensible aux déchirements de l’Europe.


L’expressionnisme

La prophétie visionnaire, un « non » délibéré au rationnel et au raisonnable, l’abandon de toutes les « convenances » poétiques et théâtrales ont marqué dès ses débuts le mouvement expressionniste, qui est né peu avant 1914. Le mot « expressionnisme » est apparu en 1911 dans une revue nouvelle, l’Assaut (Sturm). Être expressionniste, c’était rompre avec l’académisme et les rythmes classiques pour exprimer directement un espoir ou une révolte, ou un appel à la fraternité. L’expressionniste n’est pas toujours un révolté, mais il a presque toujours un message à dire, une vue du monde à traduire en couleurs, la volonté de communiquer un choc, de rendre sensible ce qui lui vient du fond inconscient de l’être. Van Gogh et Nietzsche sont invoqués par la jeunesse poétique des années qui se situent juste avant 1914.

Le pressentiment de la catastrophe imminente de l’Europe, de la fragilité de la culture occidentale devant la guerre, l’impuissance des hommes, des jeunes surtout, à conjurer le destin sont au fond de ce besoin de faire sauter les formes conventionnelles. La plupart des jeunes hommes qui ont commencé à écrire dans les revues expressionnistes ne devaient pas survivre à la guerre, ainsi Ernst Stadler, Georg Heym, R. J. Sorge, le plus « nietzschéen » d’entre eux. Le grand visionnaire Georg Trakl s’est suicidé à la fin de 1914.

Ceux qui sont revenus de la guerre ont suivi quelquefois des chemins opposés, ainsi J. R. Becher (1891-1958) et Gottfried Benn* (1886-1956). Le premier est devenu le poète de la révolution prolétarienne et, de 1933 à 1945, il a vécu à Moscou dans l’émigration. À l’opposé, Benn devait accepter l’hitlérisme, puis le rejeter pour ne plus se fier qu’au culte de la forme. Aussi est-ce un poète d’expression très calculée.

Né en 1878, Alfred Döblin appartenait à la génération des expressionnistes, mais il a traduit son inquiétude et son déchirement dans les visions mouvantes et souvent déroutantes d’un roman sur Berlin (Berlin Alexanderplatz).

L’angoisse, le saut dans l’irrationnel, la hantise de la mort marquent les œuvres de deux écrivains de la même génération, tous deux venus de la communauté israélite de Prague : Franz Werfel (1890-1945) et Franz Kafka* (1883-1924).

Franz Werfel, romancier et auteur dramatique visionnaire, converti au catholicisme dans l’émigration en France, fait passer à travers toute son œuvre un véritable cri d’alarme et un appel à la foi.

Kafka a mené une existence irrémédiablement séparée du monde. Il n’a publié de son vivant que quelques articles ; l’angoisse qui lui interdisait de publier et souvent d’achever ses ouvrages est le sentiment dominant de tout ce qu’il a écrit. La vie de ses héros se déroule dans des ténèbres déroutantes, où l’homme ne cesse de se sentir écrasé par le destin. Son sens prophétique a fait pressentir à Kafka les tragédies du siècle, ainsi celle des camps de concentration décrits par avance dans la Colonie pénitentiaire.


L’entre-deux-guerres

Entre les deux guerres mondiales, Berlin a connu une vie littéraire et théâtrale d’une grande variété. Au lendemain de la défaite, après une révolution avortée, la capitale allemande fut le lieu de rencontre des hommes d’avant-garde. Le freudisme s’installe sur les scènes, met les hommes « à nu » dans des mises en scène linéaires ou futuristes. Les conflits de générations sont le sujet favori des romanciers et des auteurs dramatiques. Utopistes et révolutionnaires essayent de traduire leurs rêves en images, ainsi Ernst Toller, qui devait se suicider en exil en 1939. Ancien officier devenu pacifiste, Fritz von Unruh a donné des drames tendus à l’extrême, dont les sujets et quelquefois la manière rappelaient Kleist. Adversaire sarcastique du « juste milieu », Carl Sternheim a laissé des comédies ironiques, où il exploite volontiers la psychologie de l’inconscient et des rêves. Georg Kaiser (1878-1945) parodie le drame historique, dépouille ses drames sociaux de toute espèce de sentiment, mais proclame aussi son pacifisme.

Bertolt Brecht* (1898-1956), Bavarois vite attiré par Berlin, a connu toutes les tentatives des théâtres de l’après-guerre des années 20, et son œuvre en porte la trace. Mais elle s’est développée ensuite dans l’émigration avec des contenus nouveaux.

Les œuvres de sa première période veulent montrer l’envers du décor, les hypocrisies et les contradictions de l’ordre existant. Il y applique, avant même de les formuler, les principes d’une dramaturgie révolutionnaire : faire du théâtre un instrument de connaissance du monde et forcer le spectateur à se poser des questions. En même temps, il recourt à la musique, à la chanson, à la projection cinématographique. Metteur en scène exact, acteur, poète aussi et auteur de ballades, Brecht a créé un théâtre nouveau. L’Allemagne hitlérienne et d’autres aspects de l’histoire contemporaine lui ont fourni le sujet de ses pièces de l’émigration. Revenu à Berlin en 1948, il y a dirigé une troupe, fixé et fait connaître les principes de sa mise en scène. Il a été le grand dramaturge allemand du siècle, et son action s’étend à tout le jeune théâtre européen.