Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

Eliot (Thomas Stearns)

Poète, dramaturge et critique anglais (Saint Louis, Missouri, 18 - Londres 1965).



Le retour de la Mayflower

Par un hasard étrange, la révolution tant attendue dans la poésie anglaise au début du xxe s. se cristallisa autour d’un écrivain américain de retour au berceau ancestral et qui devint, malgré qu’il en eût, le chef de file de la jeune littérature. Né à Saint Louis au sein d’une famille puritaine partie du Somersetshire, où il écrira l’un de ses célèbres Quatuors près de trois siècles après le voyage de la Mayflower, Thomas Stearns Eliot a passé ses jeunes années dans cette province dédiée à Louis XIV par d’intrépides pionniers français. Cela peut expliquer sans doute, comme il l’a dit, qu’il fut « royaliste en politique, anglican en religion », peut-être également « classiciste en littérature » (préface de For Lancelot Andrewes, 1928) et aussi que, comme son ami et premier guide, Ezra Pound, son regard se soit tourné de bonne heure vers l’Europe. En 1910, il y voyage déjà, alors qu’il étudie à Harvard. Docteur en philosophie, revenu en Angleterre à la veille de la Première Guerre mondiale, il s’y marie en 1915. Douze ans plus tard, après avoir été tour à tour professeur, employé de banque (1917-1925), directeur adjoint de la revue des « imagistes », The Egoist (1917-1919), il devient l’un des directeurs de la maison d’édition Faber et Gwyer et se fait naturaliser en 1927. Partagé entre ses activités poétiques et journalistiques (sa revue The Criterion [1922-1939] sert de tribune à la jeune génération), il appartient à ce nouveau type d’hommes de lettres dont la culture et le génie s’allient à la modestie, à la réserve et que représentent si bien, également, Russell, Auden ou Beckett.


« Les mots de l’an passé sont d’un discours passé. Les mots de l’an prochain voudraient une voie neuve. »

On peut affirmer que The Waste Land (la Terre vaine, 1922), en même temps qu’il sonnait le glas définitif du romantisme, a ouvert la voie à la poésie moderne en lui fournissant un « idiome poétique contemporain ». Eliot s’est livré à un véritable corps à corps avec les mots. L’écho s’en trouve dans East Coker (1940) quand il parle de « [...] l’intolérable lutte / Avec les mots et les sens [...] / Avec un équipement miteux qui ne cesse de se détériorer ».

Il eût pu choisir la prose. Le vers anglais dans sa souplesse, surtout celui des élisabéthains, et celui qui fut « inventé » par Laforgue ou Corbière lui ont offert l’instrument le plus propre à saisir les mouvements intérieurs comme les mondes qui s’ouvraient à son regard de visionnaire. Aux yeux d’Eliot, les règles strictes des formes agréées par la tradition constituent également un obstacle à un renouveau poétique. Pourtant, Eliot ne rejette rien du passé, ce qui le sépare, par exemple, des surréalistes, eux aussi soucieux de trouver un « idiome » nouveau. Sa rigueur apparaît même souvent classique. Il partage avec Pound la conviction que le vers libre n’autorise en aucune manière la licence. S’il écrit : « Mon propre vers est [...] plus proche que les autres, pris dans son sens originel, du terme de vers libre », il affirme aussi : « Il n’y a pas de liberté en art [...] il y a seulement la bonne poésie et le chaos. » Ne le verra-t-on pas, pour marquer ses distances avec les nouveaux poètes et leurs excès, revenir à l’octosyllabe, dont il a découvert chez Th. Gautier le merveilleux outil qu’il pouvait constituer ? Ayant ôté à la phrase tout l’apparat des rythmes, des rimes et du pittoresque, il en rejette le « moi », le contenu sentimental qu’y mettaient les romantiques. Ce qu’il veut, c’est ce qu’il nomme impersonnalité (Tradition and the Individual Talent, 1919), même s’il reconnaît que ce mot peut recouvrir autant l’indifférence que l’autodiscipline. Pour traduire l’émotion artistique, explique-t-il dans The Sacred Wood (le Bois sacré, 1920), il faut « trouver un corrélatif-objectif. [...] Une série d’objets, une situation, une chaîne d’événements qui serviront à formuler cette émotion particulière, en telle sorte que, sitôt donnés les faits extérieurs qui doivent aboutir à l’expérience sensorielle, l’émotion est immédiatement évoquée. »


« Je pense avoir exprimé pour eux leur propre illusion d’être désillusionnés... »

Lorsque Eliot arrive sur la scène littéraire, l’atmosphère est depuis longtemps au changement. La réaction se poursuit contre des valeurs qui ne paraissent plus adaptées à la société en gestation et tenues pour lettre morte par la jeune littérature, à la recherche de nouvelles écritures. Le malaise, omniprésent dans le théâtre, le roman, aussi bien que dans la poésie, s’accentue encore après la guerre. Yeats, l’un des premiers à lever l’étendard de la révolution en poésie, James Joyce, Virginia Woolf, Aldous Huxley, dans le roman, bouleversent les critères victoriens tant sur le plan de la forme que sur celui des idées. L’univers stable, sûr de lui, que représentait le monde de Tennyson, s’effrite, miné par le courant de pessimisme né avec Thomas Hardy. Tout une génération va voir dans The Waste Land, brusquement matérialisée en une forme audacieuse, son angoisse : l’instabilité de la « terre gaste ». Dès sa jeunesse, d’une plume ironique et hautaine. Eliot a pris ses distances avec « [...] une civilisation en voie de désintégration » (Cecil Day Lewis). Son premier poème, auquel il donne par antiphrase railleuse le titre de The Love Song of J. Alfred Prufrock (Chant d’amour de J. Alfred Prufrock, 1915), contient l’étude satirique d’une bourgeoisie grossière. Si l’on y perçoit en quelque endroit le ton d’une veine humoristique qu’il révélera dans Old Possum’s Book of Practical Cats (le Livre du vieux Possum sur l’art d’élever les chats, 1939), l’impression qui s’en dégage demeure profondément pessimiste. L’homme, incrédule, se rend compte de la futilité de sa vie. Il peut dire avec le Gerontion d’Ara Vos Prec (1920) : « [...] je n’ai pas de fantômes. » Plus encore que dans les Hommes creux (The Hollow Men, 1924-25), qui semblent éprouver cette « [...] terreur croissante de n’avoir rien à quoi penser » dont il parle dans East Coker, le désenchantement d’Eliot éclate au long de la Terre vaine. Parmi de brillantes illuminations, les fantasmagories éblouissantes de ses réminiscences historiques, Eliot peint le déclin de l’humanité au travers d’une série de cultures dont les splendeurs défuntes ne font que souligner la vulgarité du monde moderne. Il y a dans The Waste Land les grands thèmes qui ne cesseront de hanter Eliot, puisque, dans ses Quatre Quatuors de 1943 (Burnt Norton, East Coker, The Dry Salvages, Little Gidding), il parlera encore de ce « [...] monde de la solitude perpétuelle, / Un monde non monde [...] ».

On découvre là un aboutissement, bien des échos d’œuvres, d’écrivains, d’un passé parfois lointain, car l’érudition d’Eliot est aussi vaste que sans limites sa curiosité intellectuelle, ainsi que le prouve son œuvre critique.