Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

abstraction (suite)

Pourtant, il semble qu’il y ait plus d’un point commun entre Kandinsky et Malevitch. « Le sentiment est le facteur décisif », déclare celui-ci, et encore : « Les idées de l’esprit conscient sont sans valeur. » Mais en écrivant : « L’art ne veut plus rien savoir de l’objet, et pense pouvoir exister en soi et pour soi », Malevitch nous permet de saisir ce qui le distingue de son compatriote : la certitude, par le refus de l’objet, d’atteindre à l’absolu de la peinture pure, à une sorte de vérité objective, alors que Kandinsky met l’accent sur l’infinie diversité, sur la relativité à perte de vue des possibilités formelles issues du subconscient. C’est en 1913-1914, après une remarquable série de peintures qu’il nomme lui-même « cubo-futuristes », que Malevitch, partant des dernières conquêtes du cubisme « synthétique », aboutit au suprématisme, dont le signe inaugural est en 1913 le Carré noir sur fond blanc, le signe terminal en 1918 le Carré blanc sur fond blanc. Entre ces deux limites s’inscrit la plus fulgurante et la plus excessive trajectoire de l’art abstrait, dont Dora Vallier a montré qu’elle se fondait philosophiquement sur le nihilisme russe. « Dans le vaste espace du repos cosmique j’ai atteint le monde blanc de l’absence d’objets qui est la manifestation du rien dévoilé », écrit Malevitch, persuadé que l’œuvre approche d’autant plus d’une vérité suprême qu’elle s’affranchit non seulement des formes des objets extérieurs, mais même des formes arbitraires de la géométrie et peut-être des richesses ostentatoires de la couleur. Le suprématisme, en somme, tend vers le point où peinture et non-peinture se confondent ; là, cependant, se trouve l’unique possibilité, selon Malevitch, de voir « l’homme rétabli dans l’unité originelle en communion avec le tout ».


Piet Mondrian*.

« Au moyen de l’abstraction, l’art a intériorisé la forme et la couleur, et porté la ligne courbe à sa tension maximale : la ligne droite. Par l’usage de l’opposition en angle droit, la relation constante de la dualité universel-individuel établit l’unité. » Ainsi Mondrian oppose-t-il à la saisie mystique du « monde sans objet » de Malevitch la volonté d’aboutir à un « équilibre exact » entre l’individuel et l’universel ; ce qui, chez le premier, s’apparentait à la révélation se rapproche, chez le second, d’une équation (il s’agit néanmoins d’une équation sensible, même si elle paraît emprunter sa formule aux mathématiques). Au terme d’une longue interrogation dont les échafaudages du cubisme de 1911-1912 constituent le point de départ et au cours de laquelle il réduit arbres, églises et paysages marins à un schéma rythmique, Mondrian parvient à cette certitude que l’angle droit assume les tensions opposées de la matière et de la pensée, de la passion et de la raison, de la nature et de l’homme, ces « rapports équivalents » tendant progressivement à éliminer l’« oppression du tragique ». En 1921-1922, le néo-plasticisme trouve son expression parfaite dans une composition de carrés et de rectangles délimités par d’épaisses lignes noires, les seules couleurs utilisées étant, outre le noir et le blanc, le bleu, le jaune et le rouge. La revue De Stijl*, fondée par Théo Van Doesburg, contribue activement à diffuser depuis 1917 les idées de Mondrian, leur ouvrant des perspectives inattendues dans le domaine de l’architecture, du décor intérieur ou de la typographie. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, l’influence de Mondrian marque de façon décisive la seconde phase de l’art abstrait.


La période raisonnante de l’art abstrait


Vers une synthèse des arts

Une convergence aussi singulière que celle qui avait entraîné la naissance multiple de l’art abstrait aux environs de 1914 se produit vers 1920. Elle tend à faire de cet art la base de ce qu’on a parfois un peu pompeusement nommé le « style du xxe siècle ». Dans les circonstances radicalement étrangères que connaissent la Hollande neutre, l’Allemagne de Weimar et la jeune U. R. S. S., ce n’est pas sans surprise que l’on voit l’avant-garde artistique militer en faveur d’une abstraction socialisée, où le tableau de chevalet tend à s’effacer devant une rationalisation générale des formes industrielles et du décor urbain. Il n’y a pas de contradiction fondamentale entre ces propos du constructiviste russe Alekseï Gan : « Une ville communiste, telle que la projettent les constructivistes, est un premier essai vers une organisation de la conscience humaine, la première tentative pour donner aux citoyens une idée claire de ce qu’est une propriété collective » (1922), et le discours inaugural du Bauhaus* par Walter Gropius* : « Ensemble, concevons et créons le nouveau bâtiment de l’avenir, qui englobera l’architecture, la peinture et la sculpture dans une seule unité et qui, des mains d’un million de travailleurs, s’élèvera un jour vers le ciel comme le symbole de cristal d’une foi nouvelle » (1919). Cette surprenante uniformité de vues, qui donne le pas aux « formes utiles » sur la « spéculation artistique » et encourage à la suppression de la « signature » individuelle au bénéfice de l’œuvre collective (1920 : fondation de l’Unovis à Vitebsk par Malevitch), est facilitée par le rôle d’agents de liaison entre les divers groupes que jouent principalement Hans Arp, Théo Van Doesburg, El Lissitski* et László Moholy-Nagy*. Des échanges féconds s’opèrent ainsi du néo-plasticisme et du suprématisme jusqu’à Dada* et même jusqu’au surréalisme.


Expansion et concentration

Néanmoins, le fait que l’essentiel de l’énergie de l’abstraction se déploie dans le sens de ses applications entraîne une certaine perte de vitalité sur le plan de la création plastique proprement dite. Cette stagnation sera rendue plus frappante encore par l’apparition tumultueuse du surréalisme, qui, rapidement, cristallise autour de lui toutes les forces dynamiques peu attirées par une abstraction que ses succès mêmes dans les arts appliqués font apparaître comme un nouvel académisme. Le danger entraîne en France, vers 1930, des regroupements assez hétéroclites d’artistes abstraits (Cercle et Carré, Abstraction-Création, plus tard Réalités nouvelles, etc.), où la créativité est plutôt en raison inverse de l’affluence. La marée des médiocres n’empêche pas cependant de distinguer des artistes originaux que l’on pourrait, sans trop d’arbitraire, regrouper selon deux directions principales.