Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

éducation (suite)

L’une de celles qui sont le plus souvent retenues est d’ordre économique : l’éducation longue exige de la part des parents des moyens considérables, car les études sont chères ; donc, ce sont seulement les enfants des parents fortunés qui peuvent les poursuivre. Pour justifier cette opinion, certaines recherches sociologiques, telles celles de l’I. N. E. D., montrent que 42 à 45 p. 100 des parents évoquent le coût des études comme l’obstacle principal à leur poursuite. Cependant, même si partiellement on peut expliquer certains comportements par les difficultés économiques que rencontrent les parents, on voit très rapidement les limites d’un tel raisonnement. On remarque par exemple que, malgré l’introduction de l’enseignement gratuit, d’un système de bourses de plus en plus généreux et de toutes sortes d’aide sociale, les inégalités devant l’école persistent ; l’exemple des pays socialistes est très éloquent à cet égard. En effet, on observe dans ces pays la subsistance du même type d’inégalités qu’en pays capitalistes (atténuées, il est vrai), et cela bien que la plupart des déterminants économiques aient disparu.

Ici interviennent d’autres explications, de type « culturel », qui mettent en valeur la réussite différentielle selon la classe sociale. Les enfants des classes supérieures et moyennes réussissent mieux que les autres dans leurs études ; dès lors, il est normal qu’ils peuplent en priorité les écoles et les universités. Ce privilège particulier que détiennent les enfants de classes supérieures n’est dû qu’à la concordance entre la culture du milieu familial et celle de l’école : celle-ci transmet la culture savante qui est le « produit culturel » des classes supérieures. Ainsi, un enfant issu de ces classes possède déjà, au moins en partie, les acquis nécessaires. Car, en même temps qu’un enfant apprend à parler, il s’initie à la structure sociale, il utilise, par exemple, le langage qui sera celui qu’exige l’école, contrairement à son camarade provenant d’une classe populaire, qui sera obligé d’apprendre le langage scolaire en même temps que le reste. De plus, le premier sujet trouvera dans son milieu un appui et une aide tout au long de sa scolarisation. Il n’en va pas de même pour les enfants issus des classes populaires, qui doivent très souvent se familiariser sinon avec une nouvelle culture, au moins avec de nombreux éléments du patrimoine culturel qu’ils n’avaient pas appris à connaître dans leurs familles. Autrement dit, les enfants des classes populaires doivent passer par une acculturation préalable. Cette thèse est largement développée par des sociologues français, et tout particulièrement par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron (les Héritiers, 1964 ; la Reproduction, 1970).

Le troisième type d’explication a trait à la hiérarchie des valeurs en matière de « culture savante » et aux stéréotypes relatifs aux classes sociales, ou encore, en d’autres termes, à la différence dans les valorisations de l’éducation. Divers sondages d’opinion montrent par exemple que la réussite dans la vie est très liée au niveau d’instruction dans les classes supérieures et nettement moins dans les classes inférieures. De nombreux sondages et recherches vérifient la corrélation entre le statut socio-économique et le niveau d’aspiration ; à mesure que l’on s’élève dans l’échelle sociale, les élèves eux-mêmes ou les parents, lorsqu’on les invite à exprimer les ambitions qu’ils nourrissent pour leurs enfants, souhaitent des études poursuivies plus loin, désirent aussi des professions d’un statut plus élevé : alors que de 80 à 90 p. 100 des parents de la strate supérieure espèrent voir leurs enfants mener à bien des études supérieures, aucun parent de la strate inférieure n’en exprime le désir.

D’autre part, l’orientation scolaire au niveau du secondaire et du supérieur suit ses propres lois, difficiles à expliciter ; tout se passe comme s’il y avait des filières nobles et d’autres populaires, même là où l’on observe une très large ouverture des possibilités offertes. L’enseignement technique, les études qui demandent beaucoup d’application et d’effort de mémoire attirent plus les enfants des classes populaires ; celles qui sont supposées développer les talents attirent ceux des classes supérieures. Ces régularités se retrouvent, à un degré variable, dans tous les pays, même là où l’enseignement technique est très valorisé et où il est suivi par les bons élèves. Le cas des pays socialistes est révélateur. En Pologne, par exemple, la composition sociale des élèves de l’enseignement technique secondaire est à prédominance ouvrière et paysanne, alors que les lycées d’enseignement général regroupent en grande majorité les enfants de l’intelligentsia, et cela bien qu’en principe les deux types d’enseignement procurent les mêmes droits d’accès à l’enseignement supérieur. Cette tendance ne varie guère dans les facultés. Si, par exemple, les enfants issus de l’intelligentsia fournissent 65 p. 100 des étudiants dans les écoles supérieures artistiques ou dans les universités, leur pourcentage diminue dans les écoles techniques (40 p. 100), économiques (39 p. 100) ou pédagogiques (30 p. 100). En France, en Grande-Bretagne et en Allemagne, on observe partout des pourcentages plus forts d’enfants issus des classes populaires dans les écoles techniques et dans l’enseignement supérieur court (allant jusqu’à 35 p. 100 de la population globale), et nettement plus faibles dans l’enseignement universitaire classique (où ils ne représentent qu’entre 2 et 10 p. 100 selon la spécialité).

À ces diverses causes qui se trouvent à la base des inégalités devant l’enseignement correspondent divers remèdes qui peuvent conduire à la réduction des inégalités, tous palliatifs par ailleurs insuffisants. En effet, si on retient l’explication économique, il suffirait de liquider les inégalités de fortune pour que chacun puisse accéder librement à l’enseignement. La chose n’est pas simple, à en juger par l’expérience des pays où les études sont entièrement gratuites et où les écarts de revenus entre les divers groupes sociaux ne sont pas très grands ; c’est le cas dans les pays socialistes, ou même entre des groupes socioprofessionnels mitoyens dans les pays occidentaux. Il semble que, dans ce domaine, et surtout si on dépasse la situation où la gêne est manifeste, c’est moins la situation matérielle, s’exprimant en grandeur du revenu, que les rapports perçus par les divers groupes socioprofessionnels entre scolarisation et situation matérielle qui jouent le rôle déterminant. L’explication d’ordre culturel implique un jeu complexe d’influences entre la culture scolaire et celle du milieu familial, c’est-à-dire entre deux modes d’éducation, l’un institutionnel et l’autre non institutionnel. Ici, les modalités d’action sont beaucoup plus complexes et exigent un changement total dans le système global d’éducation. À la rigueur, le seul moyen efficace de l’égalisation des chances dans cette perspective réside dans des conditions culturelles identiques pour tous les enfants ; tout au moins, le nivellement exige la création d’un meilleur point de départ pour ceux qui sont handicapés du fait qu’ils sont nés dans les familles populaires. Autrement dit, l’égalisation des chances devant l’enseignement dans cette deuxième perspective ne peut être réalisée que par la réduction du rôle de la famille dans le processus d’éducation. Sinon, il faut attendre encore quelques générations pour que se réalise un nivellement culturel et matériel grâce à la généralisation et à la prolongation de l’enseignement. Cela pose par ailleurs des problèmes nouveaux dont la solution dépendra dans une grande mesure des finalités de l’école de demain et de la répercussion de l’éducation dispensée aujourd’hui sur le monde de demain ainsi que sur l’économie d’aujourd’hui.