Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

éducation (suite)

En France, ce processus est engagé depuis plus de deux cents ans. Comme l’écrit Ph. Ariès : « Depuis le xviiie s., l’école unique a été remplacée par un système d’enseignement double où chaque branche correspond non pas à un âge mais à une condition sociale ; le lycée ou le collège pour les bourgeois et l’école [primaire] pour le peuple. » Ainsi, la culture dispensée par l’école, qui avait pour fonction d’unir et d’unifier ou du moins de rendre possible la communication, assume une fonction de différenciation ; on peut dire même qu’elle donne un statut légal à cette discrimination : « Il n’est pas tout à fait vrai, écrit Edmond Goblot en 1925, que la bourgeoisie n’existe que dans les mœurs et non dans les lois. Le lycée en fait une institution légale. Le baccalauréat, voilà la barrière sérieuse, la barrière officielle, et garantie par l’État qui défend cette invasion ; on devient bourgeois, c’est vrai, mais pour cela il faut d’abord devenir bachelier. »

« Dans une société de classe le système scolaire joue le rôle d’un stabilisateur, le statut social des parents détermine le genre de l’école que vont choisir leurs enfants. La stratification du système scolaire reflète celle de la société dans son ensemble » (H. Schelsky).

Ainsi, tout se passe comme si l’accumulation d’un certain savoir permettait de distinguer un homme éduqué de celui qui ne l’est pas ; cela est possible parce que l’école est rattachée à une culture donnée et qu’il existe un ensemble de schémas ou prototypes qui uniformisent et limitent les opérations intellectuelles et leurs diverses expériences. Autrement dit, tout se passe comme si les systèmes de pensée contribuaient à perpétuer une structure sociale traditionnelle. Cela est très évident en France, où les fonctions prédominantes sont celles de la transmission culturelle. Pierre Bourdieu écrit : « La culture savante dispensée par les écoles secondaires et les établissements universitaires les plus prestigieux est un facteur de division, car elle confère à ceux qui l’acquièrent une supériorité générale et définitive qui leur permet de bénéficier d’un statut spécial en tant que membres de l’élite. »

À côté de cette analyse, que nous qualifierons de « culturaliste », on en peut trouver aujourd’hui une autre, qui met l’accent sur les facteurs économiques. En effet, dans un bon nombre de sociétés actuelles, la hiérarchie la plus visible et la plus importante est celle des postes de travail, ou encore des professions. Cette hiérarchie décide de la distribution des privilèges ainsi que de l’appartenance à une élite. Or, la chance qu’a un individu d’occuper tel ou tel poste dépend dans une large mesure du niveau et du type de l’éducation qu’il a reçue. Les deux séries d’explications ont exactement la même valeur et sont également douteuses, car elles ne sont pas empiriquement contrôlables. Quand on regarde les faits de près, on remarque que la situation varie d’un pays à l’autre et dépend, en dernière analyse, d’un nombre considérable de facteurs qui ne sont pas toujours pris en compte dans les analyses. Partout où on a créé un enseignement supérieur « de masse », le prestige des diplômes est moins élevé qu’il ne l’est là où l’enseignement universitaire est encore destiné à une élite. Mais, en même temps, on peut observer le phénomène inverse, c’est-à-dire l’accroissement du prestige des situations qui sont réservées à des personnes ayant fait des études universitaires. Ainsi, aux États-Unis, où un système d’enseignement de masse a été établi, les titulaires de grades universitaires qui peuvent espérer atteindre une position élevée sont peu nombreux : beaucoup de diplômés auront des situations relativement modestes dans les professions non manuelles. Inversement, lorsqu’il y a peu de diplômés, comme en Grande-Bretagne par exemple, rares sont ceux qui ne parviennent aux postes les plus élevés.


L’éducation et la mobilité sociale

Depuis quelques décennies, c’est-à-dire depuis que l’éducation commence à être généralisée et que le niveau d’instruction et de qualification joue le rôle central dans la vie économique et sociale des divers pays, on a étudié les effets de l’éducation sur la mobilité sociale. Il semblerait en effet que, grâce à l’éducation, il soit possible pour un individu de changer sa position sociale et sa place dans la hiérarchie sociale d’une société donnée. Le raisonnement qui sous-tend cette proposition est relativement simple : toutes les sociétés d’aujourd’hui sont stratifiées, c’est-à-dire que, partout, il y a des positions à la fois plus hautes et plus basses ; or, les privilèges de différentes sortes sont distribués d’une manière inégale selon les couches (ou les strates). En plus, le développement économique rapide de ces dernières années modifie peu à peu la structure sociale en créant des places nouvelles surtout au milieu de la hiérarchie sociale (nous pensons ici à la diminution relative des catégories telles que celle des agriculteurs ou encore des ouvriers non qualifiés, en faveur du développement quantitatif des cadres moyens). Ces nouvelles places sont en général occupées par les personnes provenant de couches inférieures. Le canal privilégié qui peut conduire à ces positions est celui de l’éducation. La contribution de l’éducation à la mobilité sociale est beaucoup plus visible dans les pays où les moyens de production ont été nationalisés et où la propriété privée n’existe pour ainsi dire pas, donc où il n’existe aucune possibilité de transmission de l’héritage ; l’éducation reste alors le seul véhicule de la mobilité sociale. Mais, même dans les sociétés occidentales, où les richesses matérielles jouent encore un rôle considérable et où la transmission de l’héritage est possible, il semble que le rôle de l’éducation en tant que moyen de promotion sociale ne soit pas négligeable, bien qu’il ne manque pas de critiques à cet égard qui essayeront de prouver le contraire : A. Anderson constate par exemple, après avoir examiné les enquêtes portant sur les États-Unis, la Suède et la Grande-Bretagne, que l’influence de l’éducation sur la mobilité sociale est moindre qu’on ne le croit généralement.