Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

économique (science) (suite)

Grâce à ces outils théoriques, une reconstruction de l’analyse économique pouvait être envisagée. Ce fut l’œuvre de Léon Walras, puis de Pareto, têtes de file de l’école de Lausanne, qui construisirent l’édifice conceptuel sur lequel se fonda la science économique contemporaine. Ils montrèrent comment toutes les valeurs économiques se déterminent mutuellement ; ils eurent ainsi la vision de l’interdépendance de toutes les « variables économiques », tels les prix et les quantités demandées et offertes des différents biens, concevant à cet effet un système d’équations simultanées pour déterminer les niveaux d’équilibre de ces variables. Un auteur anglais, A. Marshall, a complété cette recherche par une étude des équilibres partiels.

C’est dans ce cadre d’analyse que la science économique contemporaine devait affirmer son autonomie par rapport à d’autres disciplines et réaliser un effort d’enrichissement et d’approfondissement.


L’influence du premier conflit mondial et de la crise économique

• Un visionnaire : Wicksell. Au début du xxe s., le triomphe de la théorie classique — formalisée par les travaux de Walras et de Pareto — est total. Et pourtant, dans les toutes dernières années du xixe s., en 1898, paraît un ouvrage, Geldzins und Güterpreise, qui aurait pu révolutionner dès alors la pensée économique. Mais la nationalité de son auteur, Knut Wicksell (il est Suédois), le fait qu’il soit édité en langue allemande et surtout le peu de réceptivité de cette époque à des idées hétérodoxes furent autant d’obstacles à sa diffusion en France et en Grande-Bretagne, qui constituaient alors les deux foyers principaux de la science économique. Il n’eut aucun écho, alors qu’il contenait l’essentiel des idées qui, quarante ans plus tard, allaient assurer le succès et la gloire de Keynes.

Demeurées ignorées, les idées de Wicksell ne purent pas susciter le renouveau qui devait marquer la science économique quarante ans plus tard. Les économistes s’abstinrent, certes, de reproduire l’enseignement de leurs prédécesseurs, mais ils ne firent qu’améliorer sa présentation, soit (avec l’école autrichienne, inexactement qualifiée de psychologique, alors qu’elle n’est que logique) en analysant avec une desséchante subtilité le comportement rationnel de l’homo economicus et en poussant dans leurs derniers raffinements les techniques de l’analyse à la marge, soit (avec l’école mathématique de Lausanne) en donnant au schéma classique une expression numérique. Édifiée sur les mêmes prémisses hypothétiques de base, demeurant attachée, à l’exclusion de toute autre méthode, à la déduction — sous forme de logique discursive ou sous forme de logique mathématique —, repoussant tout apport nouveau qui aurait pu la renouveler, la science économique ne progressait plus, et pourra être accusée par André Marchal (1907-1968) de « tourner en rond ».

• La guerre et la grande dépression. C’est la Première Guerre mondiale et plus encore la grande crise économique de 1929-30 qui allaient être à l’origine d’une véritable mutation de la science économique.

La guerre n’exerça elle-même sur la pensée économique qu’une influence limitée. Elle n’en eut pas moins, notamment par les perturbations monétaires qu’elle entraîna, une influence sur les recherches qui se portèrent vers l’étude des déséquilibres (considérés jusque-là comme anormaux, donc peu propres à l’analyse) et contribua à repousser comme artificielle la distinction classique du « normal » et de l’« anormal ». La théorie classique subit alors une première brèche avec les travaux d’Albert Aftalion (1874-1956) sur la monnaie et les crises, de Jean Lescure (1882-1947) et d’Alvin Harvey Hansen (1887-1975), et ceux d’auteurs américains. Survint alors la crise économique, la Great Depression, crise qui, par son ampleur, sa durée, sa généralité et son universalité, tranchait sur les crises périodiques passagères du siècle précédent. On vit en elle non seulement, comme l’enseignaient les classiques, une crise de concurrence résultant de l’imparfaite adaptation dans les temps de la production à la consommation, mais aussi et plus encore, peut-être, une crise de structure due à la dislocation des marchés (révolution russe, industrialisation des anciens pays coloniaux) et une crise de régime, celle du capitalisme, dont le nouveau caractère « associationniste, prédominant au xxe s., entrave le jeu normal des mécanismes classiques ».

• La révolution keynésienne. Cependant, l’événement décisif qui donne une orientation nouvelle à la pensée économique est la publication, en 1936, de la General Theory de Keynes*. À un moment où le chômage s’installe et ne manifeste nulle tendance à se résorber, Keynes explique que plusieurs positions d’équilibre sont possibles et durables à des niveaux différents d’emploi*. Il dégage un mode nouveau de pensée en affirmant la nécessité d’étudier directement l’économie concrète, c’est-à-dire l’économie monétaire, la réintroduction de la monnaie dans une économie en nature étant une illusion. Il raisonne sur les quantités globales (revenu global, consommation, investissement, épargne globale, etc.), qui caractérisent l’économie (économie de masse) et qui donnent prise à l’analyse statistique. Il montre que ces facteurs quantitatifs sont, en réalité, commandés par des facteurs qualitatifs et psychologiques (propension à consommer, incitation à investir, préférence pour la liquidité), qui les sous-tendent.

La théorie keynésienne aboutit à donner à l’État de très larges responsabilités dans la vie économique. Dès lors, les préoccupations de politique économique devenant de plus en plus nombreuses, de nouveaux champs d’investigation sont découverts pour fournir aux autorités responsables un certain nombre d’éléments d’information. Le domaine de la science économique s’élargit, ses méthodes se perfectionnent et ses instruments d’analyse s’affirment. Il en résulte une vigoureuse impulsion de la recherche, qui se fait sentir dès les années 40. En 1942, C. A. Pigou présente un nouveau type d’analyse de l’équilibre : l’équilibre des flux. En 1939, J. R. Hicks fait paraître Value and Capital, qui constitue une tentative de synthèse des travaux de Wicksell, de Pareto et de Keynes. En 1948, R. F. Harrod présente dans Towards a Dynamic Economics une réinterprétation des phénomènes dynamiques de longue période, qui devait faire école. Aux États-Unis, Samuelson s’efforce d’opérer une large synthèse des connaissances économiques de son temps et de l’évolution des faits avec son ouvrage édité en 1948 et devenu un grand classique, l’Économique. De son côté, Joseph Schumpeter publie dans Capitalisme, socialisme et démocratie le résultat de ses longues méditations et de ses vues pénétrantes sur les transformations des structures et du système capitaliste. En France, on procède à une révision des idées acquises et à une confrontation des travaux nationaux avec la pensée étrangère que font connaître Gaétan Pirou et François Perroux. Ce dernier présente par ailleurs des concepts nouveaux, notamment en matière de croissance avec l’effet de domination.