Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

économique (science) (suite)

L’autonomie de la science économique

Alors que les siècles précédents s’étaient, avant tout, préoccupés d’action pratique, le xviiie s. va introduire un besoin de raisonnement et de synthèse. Les idées, qui n’étaient guère qu’implicites chez les mercantilistes, prennent de plus en plus la forme de théories élaborées. À cette fin, un certain nombre de concepts seront introduits dans la pensée économique comme instrument d’analyse. C’est à partir de ces efforts qu’on assistera à la construction d’une science économique abstraite. Par la suite, la révision des concepts et les efforts d’approfondissement ont donné naissance à la très grande diversité des courants d’analyse qui paraissent à l’époque contemporaine.


La conquête d’une science économique autonome (xviiie-xixe s.)

Cette construction est précédée des travaux de précurseurs qui préparent la voie à l’épanouissement du libéralisme classique ; celui-ci suscitera à son tour des réactions. À la fin du xixe s., une tentative d’unification aura lieu avec les « marginalistes ».

• Les précurseurs. L’orientation nouvelle donnée à l’économie politique est inaugurée par deux œuvres : celle de Quesnay et celle d’A. Smith. En France, Quesnay, chef de l’économie physiocratique, publie son Tableau économique, que Mirabeau présente comme la troisième des inventions capitales de l’esprit humain, avec l’invention de l’écriture et celle de la monnaie. Le tableau économique montre comment les richesses circulent dans l’organisme social en conformité avec les lois dégagées de l’ordre naturel. Quesnay, avec ses disciples les physiocrates (Mirabeau, Dupont de Nemours, Lemercier de La Rivière), réfutant la conception mercantiliste suivant laquelle les métaux précieux seuls constituent la richesse et réagissant contre l’industrialisme, estime que l’argent n’est qu’un intermédiaire et que la vraie richesse découle d’un produit net consommable, c’est-à-dire d’une portion excédant les dépenses engagées pour l’obtenir. Le produit net circule dans le corps social comme le sang dans le corps humain, car les propriétaires et les manufacturiers ont besoin d’acheter des produits agricoles aux cultivateurs, tandis que ceux-ci doivent acheter des produits manufacturés. Le produit net n’existe ni dans l’industrie ni dans le commerce ; il n’y a que l’agriculture qui le fournit et qui, à ce titre, mérite d’être qualifiée de productive. Commerçants et industriels constituent une classe stérile, car ils ne créent pas la richesse : ils se bornent à transformer des richesses préexistantes.

Cette théorie, qui présente le mérite de mettre en évidence la notion d’interdépendance des activités économiques et celle de l’équilibre des quantités globales, devait conduire les physiocrates, d’une part, à proposer le libre jeu des initiatives individuelles et à exiger à cet effet la liberté du travail, de la circulation et des échanges (au lieu de règlements, d’interdictions, de restrictions, considérés comme autant de vexations arbitraires de la part de l’autorité), et, d’autre part, à préconiser un impôt direct et unique mis à la charge des seuls qui soient à même de le supporter, les propriétaires fonciers. Cette liberté et cette réforme fiscale n’aboutiraient pas au chaos, mais donneraient naissance à un ordre social harmonieux et bénéfique.

En Grande-Bretagne, A. Smith*, auteur des Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), pense, comme les physiocrates, qu’il existe un ordre naturel économique dont la science a pour objet de découvrir les lois. Mais, alors que, pour ses devanciers, le fondement de cet ordre était métaphysique, il est, pour lui, psychologique : l’équilibre économique, l’adaptation de l’offre à la demande dans les échanges reposent sur le fait que les intérêts particuliers, pourvu qu’ils soient libres, réalisent spontanément l’intérêt général. Dans un cadre de libre échange, chacun se spécialisera, et cette division du travail assurera une efficacité de plus en plus grande de la production, c’est-à-dire une plus grande productivité. En définitive, c’est dans le cadre d’une concurrence parfaite, régie par un gouvernement indépendant des milieux d’affaires, que les intérêts privés s’harmonisent, comme s’ils étaient coordonnés par une main « invisible », et que, de ce fait, l’intérêt général est obtenu.

• L’école libérale classique. La vision d’A. Smith d’un ordre concurrentiel progressif est élaborée avec plus de rigueur par les premiers disciples. Mais l’expansion rapide de la population à une époque où la production agricole n’augmente guère donne naissance à des vues pessimistes sur l’avenir du bien-être de l’humanité. Aux thèses optimistes de Condorcet* et de William Godwin (1756-1836) sur le caractère illimité des possibilités de progrès de l’humanité dans des cadres institutionnels appropriés T. R. Malthus* oppose son Essai sur la population (1798), dans lequel il soutient que l’obstacle fondamental au progrès du bien-être réside dans la tendance de l’espèce humaine à se multiplier plus vite que la production de subsistance. Si rien ne devait entraver son expansion, la population doublerait tous les vingt-cinq ans, alors que les subsistances n’augmenteraient que selon une progression arithmétique. Pour rétablir l’équilibre, il n’existerait que des moyens répressifs (guerres, famines, épidémies) ou préventifs (restriction volontaire de la natalité).

Les grandes préoccupations de David Ricardo* dans ses Principes de l’économie politique et de l’impôt (1817) sont celles du développement économique à long terme et du partage des fruits de la production. Impressionné par la poussée démographique, qui enraie la hausse des salaires réels et maintient le prix des aliments à un niveau élevé au profit des propriétaires fonciers, Ricardo pense que le développement économique, lié à l’accumulation du capital et au progrès technique, bénéficie exclusivement aux propriétaires fonciers. À moins que les travailleurs ne restreignent la natalité, les salaires ne monteront pas, et l’accumulation des capitaux entraînera, quant à elle, une baisse des profits. Seule la rente foncière tendra à s’élever avec l’augmentation de la population, car des terres de moins en moins fertiles seront mises en culture. Tout effort pour rompre le jeu fatal de ces diverses tendances est voué en fait à l’échec, car les hommes sont impuissants à passer outre à la loi naturelle de population découverte par Malthus. Cette description incitera Thomas Carlyle à traiter l’économie politique de science lugubre.