Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

abstraction (suite)

Les origines de l’art abstrait

Dans toutes les civilisations, on peut observer un processus d’abstraction plastique qui, de la représentation d’un élément naturel (personnage, animal, plante, paysage), tend à ne retenir que le schéma, l’idéogramme, le signe. Si elle n’est pas étrangère à l’art contemporain, une telle démarche se distingue néanmoins de l’art abstrait le plus ambitieux et le plus conscient, lequel se veut en quelque sorte créateur de signes premiers, qui ne résulteraient pas d’une décantation progressive d’un modèle observable, mais d’une invention spécifique. Certes, la plupart des pionniers, à leurs débuts, se montrent passablement prisonniers d’une volonté de métamorphoser, dans un sens de simplification, certains spectacles privilégiés : paysages de Murnau ou visions féeriques chez Kandinsky, reflets dans l’eau ou robes à volants chez Kupka*, arbres, cathédrales ou paysages marins chez Mondrian. Mais la logique de leurs efforts tendra à ruiner cet enchaînement, ou ce détour, en établissant une relation directe entre le peintre et la forme. Ce faisant, ils portent l’impulsion qu’eux-mêmes ont reçue du symbolisme, de l’impressionnisme ou du cubisme au-delà des objectifs poursuivis par ces trois mouvements fondamentaux de l’art moderne. Il n’empêche que cette impulsion demeure déterminante.


Le symbolisme*

Le titre de l’ouvrage de Kandinsky, Du spirituel dans l’art, pourrait servir de résumé à l’influence sur les arts plastiques du mouvement symboliste. La préférence accordée aux idées et aux sentiments a non seulement hâté la décrépitude de l’académisme, mais aussi favorisé l’apparition de moyens adéquats à leur expression, comme l’arabesque. La construction du tableau par l’arabesque comme principe spirituel, qui culmine avec le « cloisonnisme » de Gauguin, fortifie aussi l’emploi irréaliste de la couleur. Kandinsky, Kupka, Malevitch et Mondrian en ont tous reçu quelque chose.


L’impressionnisme*

À l’origine de la vocation artistique de Kandinsky, il y a la rencontre d’une Meule de Monet*. En voulant faire de chaque toile un hymne à la lumière, l’impressionnisme proprement dit a, en effet, précipité la dissolution de la forme, la structure du tableau étant assurée par les vibrations lumineuses : sans un pareil précédent, l’orphisme de Delaunay* n’aurait pas existé. Quant aux Nymphéas peints par Monet à la fin de sa vie et qui parurent longtemps l’absurde sommet de la déliquescence formelle, ils inspireront trente ans après l’une des directions les plus charmeuses de l’abstraction lyrique (Sam Francis). Préoccupé, au contraire, de restituer au tableau une architecture, le néo-impressionnisme* de Seurat* inspirera plutôt le néo-plasticisme.


Le cubisme*

De Cézanne* au cubisme, la volonté de créer une peinture qui défie l’épreuve du temps entraîne une désaffection croissante à l’égard du monde extérieur : alors que les impressionnistes se mettaient au diapason de la nature jusqu’à en épouser le frémissement le plus fugitif, les cubistes se contenteront bientôt de brèves allusions (moustaches, anse de cruche, goulot de bouteille). Que celles-ci viennent à disparaître et le tableau ne montre plus qu’un équilibre de lignes droites, puis de plans géométriques : c’est de quoi prendront conscience Malevitch et Mondrian, tandis que Picasso* et Braque*, de crainte de perdre tout contact avec la réalité visible, battent en retraite. En même temps, la peinture a montré qu’elle pouvait, sans rien perdre de son pouvoir, se dispenser de suggérer une troisième dimension : la perspective, désormais, devient un luxe.


Les fondateurs de l’art abstrait

Au début du xxe s., l’Art* nouveau, en proie au vertige de l’arabesque, aboutit à de véritables abstractions où se lisent encore, cependant, les servitudes décoratives. Sans doute est-ce l’ambition symboliste de « reprendre à la musique son bien » (P. Valéry) qui inspire alors le sculpteur Hermann Obrist (Suisse, 1863-1927) ou le peintre Mikalojus Tchourlionis (Lituanie, 1875-1911). Mais, en réalité, c’est au cours de la période 1910-1915 que, souvent sans liaison les uns avec les autres et en différents points du globe, de nombreux artistes accèdent à l’abstraction, leur nombre et leur diversité mêmes montrant à quel point sa naissance correspondait à une nécessité culturelle, que l’on s’est quelquefois plu à rapprocher de la révolution scientifique contemporaine. Des querelles d’antériorité obscurcissant la chronologie, mieux vaut s’en tenir à l’ordre alphabétique pour énumérer les plus originaux de ces artistes :
Hans Arp, Giacomo Balla (Italie ; v. futurisme), Vladimir Baranov-Rossiné (Russie, 1888-1942), Patrick Henry Bruce (États-Unis, 1880-1937), Robert Delaunay, Arthur Dove (États-Unis, 1880-1946), Marsden Hartley (États-Unis, 1877-1943), Kupka, Larionov*, Wyndham Lewis (G.-B., 1884-1957), Stanton Macdonald Wright (États-Unis, 1890), August Macke (Allemagne, 1887-1914), Alberto Magnelli (Italie, 1888), Franz Marc (Allemagne, 1880-1916 ; v. Blaue Reiter [der], Picabia*, Morgan Russell (États-Unis, 1886-1953), Sophie Taeuber (v. Arp), Tatline*, Sonia Terk (v. Delaunay).

Mais la responsabilité principale revient aux trois grands créateurs de la peinture abstraite : Vassili Kandinsky, Kazimir Malevitch et Piet Mondrian, deux Russes, un Néerlandais.



Vassili Kandinsky*.

Des trois, il vient en premier. 1910 est l’année non seulement de sa « première aquarelle abstraite » mais également de nombreux tableaux où la rupture avec la représentation réaliste est consommée. Non pas que le clivage soit définitif. Au contraire, tout semble indiquer que, jusqu’en 1914, deux voies d’accès à l’abstraction soient concurremment exploitées par le peintre russe : d’une part, une interprétation très libre de paysages bavarois ou de scènes féeriques ; d’autre part, une construction du tableau par des procédés picturaux spontanés, taches, griffures, tracés non prémédités. Kandinsky a lui-même rapporté que c’est en se trouvant devant un de ses propres tableaux posé sur le côté (et non à l’envers comme on le dit d’ordinaire) qu’il découvrit que « les objets nuisaient à sa peinture », et il tenta alors de s’en passer. Mais sa très vive intelligence lui a sans doute laissé soupçonner que l’on pouvait parvenir à un résultat sensiblement équivalent en s’abandonnant au lyrisme de la couleur et en dépouillant une image précise de ses qualités réalistes. Les distinctions qu’il établit alors parmi ses œuvres entre Impressions, Improvisations et Compositions le montrent en tout cas désireux de ne pas s’en remettre au seul hasard, mais d’explorer systématiquement les possibilités créatrices de la spontanéité graphique et chromatique. Il n’en est pas moins vrai qu’il se situe alors, le premier, sur le terrain où se développera l’automatisme* tel que l’entendront les surréalistes, puis les abstraits lyriques. Car sur ce terrain, il s’y avance seul : non seulement aucun de ses amis du Cavalier bleu ne s’y risque à sa suite (Macke et Marc sont plutôt influencés par Delaunay), mais les deux autres pionniers de l’abstraction adoptent une direction opposée à la sienne, à la fois dans l’esprit et dans la forme.


Kazimir Malevitch*.