Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
E

éclectisme (suite)

Car il ne faudrait pas se méprendre devant les oppositions formelles : des courants antagonistes vont s’affronter un siècle durant, mais ils n’en participent pas moins des mêmes valeurs, dosées seulement de façons différentes. Tour à tour, selon les fluctuations de la mode et les désirs d’une clientèle élargie, l’architecture va se faire chinoise ou mauresque, gothicisante, gréco-romaine ou égyptienne ; mais, aux yeux du chercheur averti, l’évolution des programmes l’emporte de beaucoup sur le décor superficiel. Notons seulement l’importance des moyens de reproduction dans la prise de conscience d’un monde plus vaste : le rôle d’un Piranèse* avec ses visions globales ou celui — desséchant — des gravures exécutées sans modelé ; et, à l’inverse, la traduction du pittoresque médiéval ou exotique par le procédé rapide et bon marché de la lithographie. La prolifération des albums de modèles, destinés aux architectes et à leurs clients, suffirait à caractériser la montée de l’éclectisme.


Les programmes nouveaux

Non seulement l’évolution sociale, liée à l’essor industriel, a imposé des solutions nouvelles aux programmes traditionnels, mais encore elle en a engendré quantité d’autres. Qu’il s’agisse de travaux d’ingénieurs (usines et ouvrages d’art) ou d’œuvres d’architecture (hôpitaux, prisons, marchés, écoles...), on retrouve les mêmes problèmes de salubrité, d’emploi des techniques à une échelle inusitée, dont la Rome impériale offrait alors la seule référence. Le retour à l’antique n’est pas seulement affectif, il ouvre la voie à des solutions neuves.

Un autre domaine où les exigences de la société nouvelle ont pesé largement est celui de l’habitation. La prolifération de la villa suburbaine sera une des caractéristiques majeures du xixe s., comme, en ville, celle de l’immeuble à loyers, qui tend à remplacer la maison de l’artisan et l’hôtel patricien, selon un développement continu, indépendant des variations stylistiques.

Si un changement, ici, doit être mis en évidence, c’est celui des conditions de mise en œuvre des matériaux. Jusqu’au milieu du xixe s., les murs extérieurs sont souvent en moellons, recouverts d’un enduit complété d’un décor de gypseries ; mais les divisions intérieures et les planchers restent de bois. Après 1845, l’essor de l’industrie va permettre l’emploi de la charpenterie en fer, de produits céramiques variés et la mise au point de divers équipements, c’est-à-dire la réalisation du type même de l’immeuble moderne. Sans doute, les façades en pierre de taille ou en brique ont des ornements Renaissance ou Louis XIII, dans la mesure où l’architecte sacrifie aux goûts de sa clientèle et ne se soucie pas d’inventer des profils nouveaux pour des matériaux après tout traditionnels, mais l’esprit général et les proportions traduisent si bien leur temps que personne ne saurait s’y tromper.


L’éclectisme conscient

En dépit des progrès techniques, qui suffiraient à justifier leur effort, les architectes du xixe s. n’ont pas été capables — du moins l’ont-ils cru — de créer une nouvelle forme d’art. Les libertés acquises durant la Révolution avaient engendré en France une réaction doctrinale, d’abord imprécise, bientôt intolérante avec la montée du romantisme, opposant au purisme augustéen celui du xiiie s. Face à ces positions extrêmes, on peut considérer l’adoption d’un style « Renaissance nationale », vers 1830, comme une tentative de conciliation des deux génies latin et nordique, en accord avec l’esprit libéral de la monarchie de Juillet et la philosophie « éclectique » enseignée par Victor Cousin (1792-1867).

Constatant leur impuissance à faire naître un style particulier, les architectes en viennent alors, par une démarche qui se veut scientifique, à rejeter tout système, à prôner l’éclectisme « universel », considéré comme une « synthèse d’idées des civilisations antérieures » (selon les termes de l’architecte et publiciste César Denis Daly [1811-1894]), avec l’espoir de voir se fondre à ce creuset les esthétiques anciennes et les ressources de la science et de l’industrie. Tout y invitait, et particulièrement l’exemple gouvernemental. L’agrandissement de l’Hôtel de Ville de Paris, dès 1837-1841, par Étienne Hippolyte Godde (1781-1869) et Jean-Baptiste Lesueur (1794-1883), l’achèvement du Louvre et des Tuileries par Louis Joachim Visconti (1791-1853) et Hector Lefuel (1810-1881), l’aménagement du Conservatoire national des arts et métiers, dans l’ancien prieuré de Saint-Martin-des-Champs, par Léon Vaudoyer (1803-1872) étaient autant de recherches pour accorder les parties anciennes et nouvelles. L’influence de Félix Duban (1797-1870), utilisant les épaves du musée des Monuments français (Anet, Gaillon, l’hôtel de la Trémoille) pour former le cadre de l’École nationale des beaux-arts (1833-1862), a été plus directe encore sur des générations de jeunes architectes.

Le mouvement éclectique n’est pas particulier à la France. Favorisé par les confrontations périodiques aux expositions universelles, il se retrouve dans l’Angleterre victorienne, aux États-Unis (où l’industriel James Bogardus [1800-1874] propose des immeubles en fonte d’inspiration vénitienne), en Autriche, où il s’épanouit avec l’urbanisation du boulevard circulaire de Vienne (le Ring), qui voit s’élever à partir de 1859 et durant un demi-siècle palais, musées, églises, Opéra — ce dernier par Eduard Van der Nüll (1812-1868) et August Sicard von Sicardsburg (1813-1868). Architecture humaniste, l’éclectisme peut aussi marquer le réveil des nationalités ; le goût italien fait place à la rudesse des vieux âges dans les États allemands : si l’on y fait encore un large emploi du plein cintre, celui-ci ne doit plus rien à Palladio ; il exprime la puissance romane, le souvenir de l’Empire ottonien.

Au tournant du siècle, au terme de l’action en profondeur menée par des hommes moins soucieux de doctrine que de progrès, on verra cependant reparaître les vieilles querelles doctrinales. Ce seront tour à tour les essais de synthèse entre le rationalisme et l’éclectisme — débouchant sur l’Art* nouveau —, l’intransigeance des partisans du fer, puis du béton et, parallèlement, les tentatives du plus grand nombre pour retrouver — par des voies opposées — l’unité néo-classique.

L’abandon de l’idéal classique au profit d’une culture universelle s’est fait par étapes. En architecture, il s’est d’abord manifesté par la recherche du pittoresque, puis par le choix des formes ; à la limite n’importent plus que des principes de composition. Pour être plus abstraite, une telle démarche n’en reste pas moins éclectique.

H. P.