Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Dürer (Albrecht) (suite)

Depuis 1515, l’empereur Maximilien, pour lequel il grave, en collaboration avec Hans Burgkmair (1473-1531), Altdorfer, Huber, etc., et d’après un programme de Pirkheimer, les bois gigantesques et touffus des Triomphes, lui accorde une pension. Dürer s’est en effet remis à la gravure, un temps délaissée, et ce sont encore des chefs-d’œuvre : le Chevalier, la mort et le diable (1513), Saint Jérôme dans sa cellule (1514), le Rhinocéros, d’après un dessin reçu de Lisbonne (1515), la Mélancolie (1514), « symbole de tous les malheurs de la conscience ». Un sentiment plus tragique, peut-être l’esprit de la Réforme, marque maintenant ses tableaux, malgré la plasticité des formes : expressions prophétiques des saints Philippe et Jacques (Offices, Florence), émotion contenue de l’Anna Selbdritt (v. 1519, Metropolitan Museum, New York) — pour laquelle posa sa femme Agnes —, sévérité du portrait de Fugger* le riche (Munich).

Dürer entreprend son quatrième grand voyage un mois après l’excommunication de Luther. L’Empereur Maximilien, qu’il a représenté deux fois tenant une grenade, symbole de concorde, au moment de la diète d’Augsbourg (1518, musées de Vienne et de Nuremberg), est mort en 1519, et la ville a suspendu la pension de l’artiste. Dürer, espérant la faire confirmer par Charles Quint, part pour les Pays-Bas avec sa femme et sa servante, emportant dans ses bagages un nombre considérable de gravures qu’il espère vendre. Ce voyage, relaté par son Journal, confirme sa gloire : à Bamberg, à Francfort, à Mayence, il est fêté, comblé de dons ; partout les réceptions en son honneur se succèdent. Installé à Anvers, d’où il se rend à Bruxelles, à Bruges, à Gand, pour voir la régente Marguerite, et à Aix pour le couronnement de Charles Quint, il fréquente les partisans de la Réforme, dessine un portrait d’Érasme, auquel il consacrera l’une de ses dernières gravures (1526, Albertina, Vienne). Sa présence est pour ses confrères une source d’émulation ; il se lie avec Patinir*, Jan Provost, Van Orley*, Lucas* de Leyde. Il admire les œuvres de Jan Van Eyck, de Rogier Van der Weyden, de Hugo Van der Goes, mais son enthousiasme va aux trésors rapportés du Mexique par les conquistadores. Fidèle au goût de son époque pour les cabinets de curiosités, il achète des médailles, des écailles de tortue, des cornes de buffle, dessine une tête de morse. Il travaille énormément : portrait de Bernard van Orley (fusain, British Museum), Femme en costume néerlandais (pointe d’argent, National Gallery, Washington), portrait de Bernhard von Resten (huile, musée de Dresde). Son séjour aura une influence marquée sur la peinture des Pays-Bas, mais n’apprendra rien d’essentiel à Dürer, dont le style est formé depuis longtemps. Seul le Saint Jérôme du musée de Lisbonne relève de Quinten Matsys* par son expressionnisme. Revenu à Nuremberg, Dürer se passionne pour les théories sur l’art et la perspective, publie l’Instruction sur la manière de mesurer (1525) et un traité relatif aux fortifications (1527), suivi d’un autre sur les proportions du corps humain (1528).

Ses derniers portraits ont une acuité saisissante ; avec la virtuosité que lui enviait Bellini, son pinceau différencie cheveux, barbe et fourrure du portrait de Hieronymus Holzschuher (1526, Berlin), son burin rend manifeste toute la spiritualité de Melanchthon.

L’œuvre de Dürer, où la puissance plastique succède à la beauté linéaire, s’achève sur les représentations magistrales des Quatre Apôtres (1526, Munich), profondément réalistes et cependant transfigurés par la certitude de leur vérité, symboles d’un art qui prend sa pleine signification en résistant aux sources mêmes de son inspiration.

S. M.

 H. Wölfflin, Die Kunst Albrecht Dürers (Munich, 1905 ; nouv. éd. rev. par K. Gerstenberg, 1963). / P. Du Colombier, A. Dürer (A. Michel, 1927). / H. Tietze et E. Tietze-Conrat, Kritisches Verzeichnis der Werke Albrecht Dürers (Augsbourg, 1928 ; Bâle, 1938 ; 2 vol.). / F. Winkler, Die Zeichnungen Albrecht Dürers (Berlin, 1936-1939 ; 4 vol.). / E. Panofsky, Albrecht Dürer (Princeton, 1943 ; 2 vol.). / M. Brion, Dürer, l’homme et son œuvre (Somogy, 1960). / L. Grote, Dürer (trad. de l’all., Skira, Genève, 1965). / A. Ottino Della Chiesa, L’Opera completa di Dürer (Milan, 1968 ; trad. fr. Tout l’œuvre peint de Dürer, Flammarion, 1969). / M. Mende, Dürer-Bibliographie (Wiesbaden, 1971).

Durkheim (Émile)

Sociologue français (Épinal 1858 - Paris 1917).


Héritier du positivisme, Durkheim en a adopté les méthodes et les buts. Les méthodes d’abord, qui prennent pour modèle celles des sciences de la nature et veulent dégager par l’observation seule les lois de fonctionnement et de transformation des sociétés : il faut « considérer les faits sociologiques comme des choses », révélées par ces signes objectifs que sont les statistiques. Les buts ensuite : toute la sociologie ne vaudrait pas une heure de peine si elle n’était pas utile, et le sociologue doit porter sur la société le regard d’un médecin capable d’en discerner les maladies ou les dysfonctionnements éventuels.

C’est dire que le sociologue doit commencer par poser une définition claire du normal et du pathologique applicable à chaque société qu’il veut étudier. Telle est la signification ultime des Règles de la méthode sociologique (1894).

Le normal pour Durkheim, c’est d’abord, contrairement à une image trop répandue, du normatif, au double sens d’« obligatoire pour l’individu » et de « supérieur à lui ». C’est dire que la société et cette « conscience collective », qui est un des termes les plus connus de la sociologie de Durkheim, sont des entités morales, bien avant d’avoir une existence tangible ou quotidienne quelconque. Les faits sociaux sont des choses morales. Il n’y a pas de société sans un corps de règles et d’interdits, de tabous et de sacrés, qui en constituent l’essence même. C’est cette prépondérance morale de la société sur l’individu qui présente un caractère éminemment souhaitable et sain. Pour Durkheim, le contrôle social sur l’individu lui est nécessaire, faute de quoi celui-ci se détruit lui-même par excès de liberté et, en réclamant toujours plus de licence, se comporte comme le naufragé qui veut calmer sa soif en buvant de l’eau salée. L’individu, dans une société saine, ne peut normalement parvenir à l’épanouissement que dans l’intégration à une structure qui le dépasse.