Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Dürer (Albrecht) (suite)

À son retour, son activité redouble ; il n’est plus un artiste-artisan à la manière gothique, mais un artiste libre comme les Italiens. Il accorde à la gravure une place prédominante et édite lui-même ses œuvres. La Sainte Famille à la sauterelle (cuivre, 1495), malgré son paysage ouvert sur la mer, et la Sainte Famille aux lièvres (bois, v. 1496) ne renient pas Schongauer. On retrouve la sensibilité paysagiste des aquarelles dans le Saint Jérôme se mortifiant (1496) et la Vierge au macaque. Des préoccupations d’ordre moral et sociologique se font jour. La cour de ferme de l’Enfant prodigue, le Bain des hommes (1496) offrent des témoignages de la vie quotidienne. Les Lansquenets et le cavalier turc (1495), rappellent que les Ottomans menacent les frontières. La Promenade (1498) montre la mort guettant les amoureux, leitmotiv de la sensibilité allemande. L’œuvre gravée majeure de ces années, l’Apocalypse, est l’écho de toutes les inquiétudes et de tous les troubles du temps. D’autres ont déjà été publiées à Copenhague et à Strasbourg, mais celle de Dürer est le dernier effort de l’âme gothique, illustrant de façon visionnaire les Quatre Cavaliers, la Chute des étoiles ou l’Apparition de la grande prostituée de Babylone. En effet, l’art de Dürer est toujours subordonné à un certain dynamisme plastique, même quand l’artiste s’italianise et compose selon le programme de ses amis humanistes ses célèbres allégories : la Discorde (1497), le Monstre marin (v. 1498), la Grande Fortune (v. 1500).

En peinture, il rend une sorte d’hommage à Bellini avec la Madone Heller (1498, National Gallery, Washington) et lie étroitement inspiration italienne et inspiration flamande dans la composition pyramidale de la Déploration du Christ (v. 1499, pinacothèque de Munich). De nombreux portraits lui sont commandés ; leur mise en page est en général identique, avec les bustes de trois quarts sur un rideau découvrant un paysage : portraits de la famille Tucher (musées de Weimar et de Kassel), inquiétante effigie d’Oswolt Krel (1499, Munich) ; malgré la finesse de l’analyse psychologique, ils n’ont cependant ni la séduction ni les raffinements colorés des autoportraits. En 1496, Dürer fixe les traits du grand Électeur de Saxe Frédéric le Sage (musée de Berlin), futur fondateur de l’université de Wittenberg et protecteur de Luther ; son château de Schleissheim abritera le seul tableau mythologique de Dürer, Hercule et les oiseaux du lac Stymphale (musée de Nuremberg), emprunté à l’Hercule et Nessus d’Antonio Pollaiolo. Ce souverain humaniste encouragera toujours Dürer, auquel il commande alors deux polyptyques ; l’un d’eux, celui de la Vierge aux sept douleurs (musée de Dresde), sera exécuté par l’atelier du maître ; de l’autre subsistent de belles scènes qui appartinrent à la famille Jabach : Job maltraité par sa femme (v. 1503-04, musée de Francfort) et Deux Musiciens (musée de Cologne), à la composition vigoureuse et aux coloris contrastés. La très belle Adoration des Mages (1504, musée des Offices, Florence) vient aussi de Wittenberg. Dürer y marque superbement les lignes de fuite du paysage, la stricte interprétation des motifs architecturaux et la monumentalité des personnages. L’important retable commandé par Paumgartner en 1498 (pinacothèque de Munich) montre les mêmes qualités plastiques dans la Nativité centrale et les panneaux latéraux, un saint Georges et un saint Eustache noblement pensifs. De nombreuses études dessinées et aquarellées accompagnent toutes ces réalisations ; elles marquent une attention de botaniste ou d’entomologiste aux moindres détails : études d’arbres, de plantes (ancolie, iris, chélidoine, touffe d’herbe), d’animaux (crabe, langouste, perroquet, hibou, lièvre, lévrier, héron). Dürer les mêle parfois en une seule composition comme dans l’exquise Madone aux animaux de l’Albertina de Vienne (v. 1503, aquarelle et plume) ou dans la gravure de Saint Eustache (1501). Il commence aussi à se passionner pour les problèmes d’études des proportions humaines, sans doute sous l’influence de Iacopo de’ Barbari, qui, de 1503 à 1505, travaille pour Frédéric de Saxe et qu’il retrouvera un peu plus tard à Bologne.

En 1505, il repart brusquement pour l’Italie par Ausgbourg, Padoue et peut-être Florence. À Venise, où il porte plainte devant la Seigneurie pour contrefaçon de ses gravures par Marc-Antoine Raimondi, il est célébré, fêté, logé par les Fugger ; malgré quelques critiques des Vénitiens contre son talent de coloriste, c’est un séjour triomphal : « Ici je suis un gentilhomme, chez moi un parasite », écrit-il à Pirkheimer.

Dürer se consacre à la peinture, débutant par un portrait de jeune femme rousse, le Portrait d’une Vénitienne (musée des beaux-arts de Vienne), puis travaille pendant cinq mois pour San Bartolomeo, l’église des marchands allemands, à la Fête du Rosaire (1506, musée de Prague), composition monumentale où abondent les portraits (l’empereur, le pape, les Fugger, lui-même, etc.), toute imprégnée de l’esprit de la Renaissance, mais accordée à la sensibilité allemande, comme l’est aussi la Vierge au serin du musée de Berlin (1506). Il exécute quelques portraits très sobres, assez bellinesques (Portrait de jeune femme, Berlin) et réalise en cinq jours Jésus au milieu des Docteurs (coll. Thyssen, Lugano), où des références à Vinci se mêlent à la connaissance des Saintes Conversations vénitiennes. Ce second voyage a une importance capitale ; il n’y a plus effort d’adaptation à un art étranger, mais assimilation totale des notions acquises.

L’idéal classique de la seconde Renaissance apparaît dans les premiers grands nus de la peinture allemande, l’Adam et l’Ève du musée du Prado (1507), si différents de la gravure de 1504 par leur allure dansante et leur plénitude titianesque, et il se marque aussi dans la sobriété pathétique de la Mort de Lucrèce (1508, Munich). Reprenant pour Frédéric le Sage un sujet cher aux peintres allemands, le Martyr des 10 000 (1508, musée des beaux-arts de Vienne), Dürer distribue ses personnages dans un paysage montagneux, obéissant magistralement aux lois de la perspective.