Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Duchamp (les frères) (suite)

Duchamp-Villon se distingue également des sculpteurs cubistes, qui taillent leurs sujets en facettes comme des diamantaires ou tentent de traduire en trois dimensions les ruptures de plans des peintres. Le dynamisme, qui est une préoccupation commune aux trois frères Duchamp, va rendre Duchamp-Villon particulièrement sensible à l’exemple d’un Boccioni (v. futurisme), dont le Manifeste technique de la sculpture futuriste est publié en 1912, les sculptures exposées à Paris l’année suivante. Il s’attelle désormais à son œuvre majeure, le Cheval, achevée en 1914, dans laquelle il parvient à une puissante synthèse des élans animaux et de la robustesse du jeu des bielles d’une locomotive. Mais ce qui fait la force de cette œuvre, ce n’est pas l’origine des éléments qui la composent, c’est l’invention sculpturale dont elle fait preuve, dans la masse comme dans le détail.


Marcel Duchamp

Il fut, selon les termes employés par André Breton en 1934, « assurément l’homme le plus intelligent et (pour beaucoup) le plus gênant de cette première partie du xxe s. ». Son influence n’a pas cessé de croître depuis plus d’un demi-siècle, au point d’inspirer les mouvements les plus récents de l’avant-garde contemporaine, du pop’art à l’art conceptuel.


Un cubo-futurisme organique

Si les premières œuvres connues de Duchamp participent du fauvisme*, à partir de 1910 on le voit hésiter entre les leçons contradictoires de Redon* (une certaine fluidité des formes et des couleurs) et de Cézanne* (la rigueur de la construction spatiale). Aussi est-ce à un cubisme* fortement teinté d’hérésie qu’il se rallie en 1911 : répétition quintuple du même personnage plongé dans un espace fondant comme du beurre (Portrait ou Dulcinée), préoccupations psychologiques exprimées par l’interpénétration et la transparence des êtres et des choses (Portraits de joueurs d’échecs) ou par la suggestion du « courant de conscience » (Jeune Homme triste dans un train). L’exemple du futurisme* n’est sans doute pas étranger à la genèse de la première œuvre capitale de Duchamp, au début de 1912, Nu descendant un escalier, qui scandalisera les cubistes eux-mêmes avant de constituer le « clou » de l’Armory Show de New York (1913). À la décomposition du mouvement en ses phases successives s’ajoute une métamorphose complète de l’être humain, non plus réduit au schéma architectural comme chez Picasso et Braque, mais à son énergie intérieure. Au cours de l’été 1912, à Munich, l’écart qui séparait Duchamp du cubisme orthodoxe se fait abîme, puisqu’il conduit, par l’intermédiaire d’autres œuvres évidemment hantées par l’érotisme, à la Mariée, œuvre absolument hermétique où il semble que le difficile Passage de la vierge à la mariée (titre du tableau précédent) soit traité en termes mécaniques mais dans des tons évoquant la couleur des organes sexuels.


La mariée, ses célibataires et les ready-mades

Interrompant alors l’activité classique du peintre créateur de toiles, Duchamp devient bibliothécaire. En réalité, il commence la préparation minutieuse de l’œuvre qui l’accaparera jusqu’en 1923 : la Mariée mise à nu par ses célibataires, même, peinture sur verre qui est en quelque sorte la projection mécanisée des rapports sexuels et des phantasmes propres à Duchamp, à l’issue d’un « codage » très particulier dont il réunira les éléments sybillins dans la Boîte verte (publiée en 1934). Tandis qu’il exécute des parties séparées du « grand verre », il inaugure parallèlement la production des ready-mades, par lesquels il paraît vouloir ridiculiser le fétichisme de l’objet artistique et ruiner le culte de l’artiste démiurge. Le premier de ces ready-mades est, à la fin de 1913, une roue de bicyclette montée sur un tabouret (au même instant, Duchamp-Villon travaille sur le thème du Cheval), que suivront, en 1914, Pharmacie (un chromo montrant un paysage d’automne auquel Duchamp ajoute deux petites taches de couleur) et le Séchoir à bouteilles, acheté tel quel chez un quincaillier. Réformé, Duchamp arrive en 1915 à New York, où il devient le centre d’une agitation prédadaïste (v. dada) à laquelle participeront notamment Picabia et Man Ray. En 1917, l’urinoir proposé sous le titre Fontaine est refusé par le jury du Salon des indépendants de New York, ce qui permet à Duchamp (auteur, sous un pseudonyme, de l’œuvre scandaleuse) de démissionner avec éclat de ce jury. 1918 est l’année de sa dernière peinture conventionnelle (peinte sur toile), Tu m’ : il s’agit d’une sorte de récapitulation des dernières solutions proposées par l’avant-garde picturale, du collage* à l’abstraction géométrique en passant par le trompe-l’œil réactualisé. Mais un véritable goupillon y fait figure de pied de nez à l’adresse de ces diverses solutions.


Parabole du voyant et du voyeur

Entre-temps, la liste des ready-mades continue à s’enrichir chaque année de deux ou trois nouveaux échantillons. Mais lorsque Duchamp, en 1923, cesse de travailler à son « grand verre », il se découvre d’incroyables loisirs dont il feint alors de consacrer au jeu d’échecs la plus grande partie. Ce n’est qu’une apparence : à partir de 1920, il se montre extrêmement préoccupé par les jeux optiques, ce dont témoignent au moins la Rotative demi-sphère, sculpture cinétique, et Anemic Cinema, film. Un peu plus tard, les Rotoreliefs (1935) tentent de convertir le disque de phonographe à l’illusion visuelle. Alors que Duchamp paraît ne plus se préoccuper que de choses dérisoires du même genre, André Breton est le seul à insister sur la signification profondément perturbatrice de son œuvre passée et notamment du « grand verre », auquel il consacre en 1934 dans Minotaure un article capital : Phare de « la Mariée ». Aussi Duchamp se trouve-t-il participer, à la fois avec distance et sympathie profonde, à certaines activités du surréalisme* et notamment à la présentation des expositions internationales de 1938 (Paris), 1942 (New York), 1947 (Paris), 1959 (Paris) et 1960 (New York). Revenu à New York en 1942, il y fait figure jusqu’à sa mort de grand maître des destinées artistiques. En particulier, Jasper Johns et Robert Rauschenberg* apparaissent, dès 1955, comme les continuateurs des ready-mades et de Tu m’. Mais Duchamp ne saurait se réduire à une ni même deux formules : en même temps qu’il cautionne de sa présence et de son intérêt diverses résurgences néodadaïstes comme les happenings*, la permanence dans son œuvre de préoccupations intellectuelles dépouillées de toute sentimentalité fait que le minimal* art lui doit quelque chose, tout comme le pop’art* hérita de son regard sur les objets manufacturés et le funk* art de ses arrière-pensées érotiques. Enfin, l’art conceptuel* pourrait bien avoir pris naissance dans une réflexion sur l’activité artistique d’un homme qui, pendant quarante-cinq ans, ne créa guère que quelques gadgets. C’est seulement après la mort de Duchamp que l’on apprit à quel point celui-ci avait mystifié tous ses héritiers sans exception : en 1969, le musée de Philadelphie (où Duchamp avait souhaité que soit réunie toute sa production) exposa le déroutant « environnement » auquel l’auteur du « grand verre » avait travaillé secrètement vingt ans durant, de 1946 à 1966, Étant donnés : 1o la chute d’eau, 2o le gaz d’éclairage. C’est une femme nue, vautrée dans une sorte de terrain vague, cuisses ouvertes et brandissant une lampe à huile, que l’on distingue malaisément au travers d’un trou creusé dans une vieille porte de bois.

J. P.