Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

abstraction (suite)

Le dualisme de l’abstraction

Si l’on imagine mal en effet comment peintres et sculpteurs abstraits pourraient ne pas approuver la phrase précédente, cela ne signifie nullement qu’abstraction et surréalisme* soient synonymes, mais, au mieux, que leur adversaire commun est le réalisme. Si l’on remarque cependant qu’à cette coïncidence spirituelle correspond une coïncidence temporelle, 1910 voyant le début de l’œuvre présurréaliste de Giorgio De Chirico* en même temps que la première aquarelle abstraite de Kandinsky*, on sera moins surpris de constater qu’une partie de l’art abstrait entretient avec le surréalisme des relations intimes, au point que les frontières entre les deux tendances cessent parfois d’être discernables. Dans l’autre partie de l’art abstrait, au contraire, le surréalisme a la plupart du temps été tenu pour l’ennemi véritable, puisqu’il se développait parallèlement, d’une manière presque concurrentielle ; de ce côté-là, on tient également pour nocives les directions abstraites trop proches du surréalisme. « Le tachisme, l’action painting, l’abstraction dite « lyrique » me semblent être des échantillons démesurément agrandis d’un unique thème : le désordre », déclare Vasarely* en consciencieux écho à cet éclat de Théo Van Doesburg (1883-1931) trente ans auparavant : « Je hais tout ce qui est tempérament, inspiration, feu sacré, et tous ces attributs du génie qui ne font que masquer le désordre de l’esprit. » C’est dire au moins qu’il y a deux abstractions, en tout cas deux courants dominants entre lesquels se partagent depuis les origines les eaux abstraites : le courant froid et le courant chaud.


Le courant froid

Si celui-ci se développe de préférence au sein du répertoire géométrique, c’est à la fois pour des raisons d’histoire culturelle (son point de départ est le cubisme*, devenu un échafaudage de lignes droites, puis une juxtaposition de surfaces planes) et parce que ainsi il se sent davantage protégé de la tentation des formes naturelles et de l’évocation de la figure humaine. Pourquoi cette défiance à l’égard de la nature ? Mondrian* répond : « L’apparition naturelle, la forme, la couleur naturelles, le rythme naturel, les rapports naturels eux-mêmes, dans la plupart des cas, expriment le tragique. » Pourquoi une telle hostilité à la représentation de l’être humain ? Arp (qui, par ailleurs, participe également du second courant) nous l’explique : « Les sculptures illusionnistes des Grecs, la peinture illusionniste de la Renaissance conduisirent l’homme à une surestimation de son espèce, à la division et à la discorde. » Cette vue un peu naïve de la source des conflits humains, qui n’est pas sans faire songer à l’inspiration néo-platonicienne de l’art byzantin (iconoclasme compris), le paraîtra moins si l’on songe que la prise de conscience de l’abstraction froide est contemporaine du déclenchement de la Première Guerre mondiale. Écarter toute occasion de conflit (et en premier lieu les passions) en bannissant l’image de l’homme (cause du péché d’orgueil) et celle de la nature où règne la loi de la jungle, telle est pour cet art la règle morale élémentaire. À partir de là seulement, en faisant appel à tout ce qui, chez l’artiste, relève de la sérénité et de l’équilibre, on peut espérer découvrir le secret d’un art universel propre à hâter l’avènement d’une société heureuse, ce qui nous explique la référence au marxisme de plusieurs représentants de ce courant, comme Jean Dewasne (né en 1921) ou le groupe argentin Madi (abréviation de « matérialisme dialectique »). Mais, de ce fait même, on aboutit au dépérissement de l’art : « L’art disparaîtra à mesure que la vie aura plus d’équilibre » (Mondrian). L’art du moins tel que nous le connaissons, sous ses formes picturales et sculpturales. Car, en réalité, c’est une nouvelle mission qui lui sera impartie : « L’art doit devenir l’organisation formelle du déroulement quotidien des phénomènes de la vie » (Władisław Strzemiński, 1893-1952).


Le courant chaud

Dans cette prétention à l’universel, comme dans ce goût de la clarté et de l’équilibre, comment ne pas découvrir la réincarnation de l’art classique et rationaliste ? Aussi parle-t-on quelquefois à son propos (Dora Vallier) d’abstraction rationnelle ; et ce qui s’oppose à elle, l’abstraction irrationnelle, a toutes les chances de retrouver la situation et les caractères du romantisme face à son adversaire traditionnel. Le refus du vocabulaire géométrique s’y justifie en premier lieu par la nécessité pour l’artiste d’inventer la forme même de son émotion. « Les enfants qui construisent directement à partir du secret de leurs émotions ne sont-ils pas plus créateurs que les imitateurs de la forme grecque ? » demandait August Macke dans le catalogue du Blaue* Reiter ; le même argument pourrait être utilisé contre l’abstraction géométrique. D’autant que, historiquement, c’est l’abstraction émotive qui, avec Kandinsky, a permis à la peinture de s’affranchir de la représentation des objets extérieurs. « L’élément intérieur détermine la forme de l’œuvre d’art », écrivait Kandinsky en 1910, bien avant que Malevitch* ou Mondrian ne soient parvenus à une idée claire de leur esthétique. L’accent est donc placé ici sur la subjectivité, comprise comme le moteur même de la création artistique, dont la fin serait en somme la découverte de soi. Et si Max Bill affirme : « Je prétends que la fonction de l’art est de produire une vérité élémentaire immuable », Pollock* déclare : « Peindre est une façon d’être », tandis que Fautrier* va jusqu’à vouloir fonder la peinture « non plus sur une vision de l’œil, mais sur une sorte de déchaînement du tempérament intérieur ». Si l’on reprend la comparaison avec l’attitude religieuse, c’est opposer à une méditation lucide sur la grâce divine la transe par laquelle les mystiques entrent directement en contact avec la divinité. De son côté, Jean Bazaine* parle d’« un art de communion où l’homme reconnaît à chaque instant dans le monde son visage transfiguré ». En effet, en refusant le registre géométrique comme prédéterminé (non inventé), un tel art va se retrouver de plain-pied avec les rythmes naturels et avec les formes organiques parfois les plus rudimentaires. Mais quand bien même ils souhaitent assumer un rôle parallèle à celui de la nature, ces artistes entendent généralement « se garder le maximum de moyens de contrôle » (Mathieu*), ce en quoi ils se séparent du surréalisme. En outre, il faut tenir compte de l’existence, entre ce courant et son contraire, de toute une zone de formes intermédiaires, où tantôt c’est la géométrie qui se sensibilise et tantôt la vie organique qui s’ordonne et se fige, sans parler des ouvertures vers la figuration introduites par Paul Klee* ou Jacques Villon (v. Duchamp [les frères]).