Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Dostoïevski (Fedor Mikhaïlovitch) (suite)

La mère est morte en 1837, emportée par la phtisie. Le père, qui sombre dans l’alcool, confie, pour s’en décharger, son fils à l’école des Ingénieurs militaires de Saint-Pétersbourg. On y apprend les mathématiques, l’artillerie, les fortifications. Mais surtout Fedia trouve le temps de lire avec passion les chefs-d’œuvre de la littérature, qu’il commente par lettre à son frère chéri, Mikhaïl : Pouchkine, Gogol, Schiller, Shakespeare, Hoffmann, Racine, Corneille, Balzac, Eugène Sue. Il commence même à écrire un drame ; le temps passerait assez heureux malgré la solitude si le jeune homme n’était harcelé par des soucis d’argent et si l’achat d’un bout de crayon ne lui causait à chaque fois un drame, amplifié par son caractère excessif : « Envoyez-moi quarante roubles, supplie-t-il son père, vous me sortirez de l’enfer. »


La mort du père

Cette horreur du père que Dostoïevski éprouve au plus secret de lui-même va devenir, sous le coup des événements, une obsession pathologique qui déterminera une part importante de son inspiration et dont il ne se délivrera qu’au seuil de la mort, dans son dernier roman. Un matin de 1839, on retrouve le docteur Dostoïevski au bord de la route, le corps torturé, sans doute assassiné par des moujiks qu’exaspérait sa cruauté. Deux mois plus tard, alors que Fedor se promène dans une rue en compagnie d’un de ses camarades, Dmitri Vassilievitch Grigorovitch (1822-1889), un catafalque suivi d’un cortège débouche au coin d’une rue. Le jeune homme veut fuir, mais ses jambes se dérobent sous lui. Il tombe à terre, râlant, terrassé par une crise d’épilepsie.

On peut imaginer le sentiment de culpabilité et le remords qui saisissent le jeune homme pour ce crime commis en pensée, ce parricide souhaité, en expiation duquel il justifiera désormais toutes ses souffrances : « Qui ne désire la mort de son père ? » s’exclame Ivan Karamazov. Et, avec plus de clarté encore, Dmitri Karamazov confesse à ses juges : « Je suis innocent de la mort de mon père, mais j’accepte d’expier parce que j’avais envie de le tuer. » Dostoïevski va donc battre sa coulpe avec humilité et même parfois avec impudeur. Les psychanalistes expliquent ce goût morbide de l’humiliation par un « complexe d’Œdipe se résolvant en processus d’autopunition ». Freud lui-même pensait que le sentiment de culpabilité aurait subi un transfert sur la personne du tsar, contre qui complota l’écrivain. Seul le bagne pouvait permettre la rédemption.

Dans le secret de son cœur, Dostoïevski s’accuse d’un second crime, le viol d’une enfant, dont il se vantera à plusieurs reprises et notamment devant Tourgueniev. Ce crime, sans doute aussi illusoire que le premier, perpétré en esprit, l’obsédera toute sa vie durant et motivera de nouveau cette conscience du péché si fortement ressentie : « Il m’arrive souvent d’être triste, écrit-il à sa seconde femme ; c’est une sorte de tristesse sans objet, comme si j’avais commis un crime. » Rien de pire, peut-être, que cette fermentation intérieure, où le cœur imagine et convoite en silence...

L’hypersensibilité de Dostoïevski, sa névropathie précoce, ses pressentiments, ses rêves, son psychisme trop développé pour un corps débile vont donner à l’œuvre sa sombre coloration. Si la constitution organique n’explique pas le génie, du moins éclaire-t-elle la prédilection pour certains thèmes. Les crises nerveuses contribuent à marquer Dostoïevski d’un sceau d’exception ; elles le plongent, de son aveu, dans une sorte d’extase éblouie, où se révèle, par-delà le bien et le mal, l’existence d’un monde suprarationnel. Sans doute aussi peut-on dire avec André Suarès que « son art ne vient pas de son mal ; mais [qu’] il y a du mal dans son art ».


Un nouveau Gogol est né !

Les premières œuvres de Dostoïevski, si originales soient-elles par rapport aux académiques tendances de l’époque, ne révèlent encore que peu de chose des intuitions tragiques de l’écrivain. Fedor a vingt-trois ans ; il vient de démissionner de l’armée et, pour remédier à ses difficultés financières, entreprend la traduction d’Eugénie Grandet. Sa pauvreté, son orgueil, son caractère susceptible et même irascible dressent autour de lui les barrières de la solitude. Jour et nuit, il noircit des feuillets de son écriture fine et précise, à l’insu même de Grigorovitch, avec qui il partage son petit logis. Un soir, enfin, il lit son premier roman, les Pauvres Gens, à son ami, qui pleure d’émotion et porte aussitôt le manuscrit au poète Nekrassov. Deux jours plus tard, à 4 heures du matin, il est réveillé par des coups frappés à sa porte ; il ouvre ; Nekrassov, pâle et ému, les yeux rougis de larmes, se jette dans ses bras en s’écriant : « Un nouveau Gogol est né ! » Le redoutable critique Belinski, à qui l’on soumet l’œuvre, donne à son tour libre cours à son enthousiasme et interpelle l’auteur : « Comprenez-vous seulement vous-même, jeune homme, ce que vous avez écrit ? »

Dostoïevski est devenu un homme à la mode ; il se rengorge, court les dîners, joue les dandies, grisé par les compliments et naïvement vaniteux. Sur la lancée de ce premier succès, il écrit coup sur coup deux petits récits dans lesquels il met plus encore de lui-même, le Double et la Logeuse, mais qui reçoivent du public un accueil plutôt froid. Belinski en fait une critique d’autant plus sévère qu’il regrette ses premières louanges, et bientôt celui qu’on s’arrachait devient la risée des salons : on se moque de sa gaucherie ; on raille ses accès d’humeur ; Tourgueniev tourne en ridicule « ce chevalier de la triste figure ». Ces mécomptes prennent la proportion de drames, et les murailles de la solitude se referment sur un Dostoïevski plus écorché vif que jamais, en proie à toutes les angoisses...

Découragé, criblé de dettes, le romancier s’abouche alors avec d’autres mécontents de son âge qui fréquentent le vendredi le cercle libéral de Mikhaïl Vassilievitch Petrachevski (1821-1866). Plus bavards que mûrs pour l’action révolutionnaire, les jeunes gens discutent jusqu’à l’aube, dans les vapeurs de fumée et de vodka, de l’abolition du servage et des misères du régime. Dostoïevski jugera plus tard avec sévérité ces idées progressistes et sociales d’alors. Le 23 avril 1849, la police, sans ménagement, le conduit dans un cachot de la forteresse Pierre-et-Paul. La réaction qui suit les révolutions de 1848 est brutale : tous les membres du complot Petrachevski sont arrêtés. Dostoïevski est accusé d’avoir diffusé des écrits antigouvernementaux à l’aide d’une imprimerie clandestine. Après quelques mois, les juges prononcent la sentence de mort.