Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Diderot (Denis) (suite)

Une telle conjonction suppose le génie : instinct acquis par l’expérience, rationalisé par la réflexion sur les maîtres, il n’est effectif que grâce à un don physiologique constant ou intermittent : l’adaptation au modèle. Même l’artiste mineur, mal doué ordinairement, peut « sortir une fois de son caractère » pour faire « un tableau vigoureux de couleur », une belle page, un bel ouvrage. D’où la nécessité pour lui de guetter la nuance fugitive, l’idée qui passe, la « multitude infinie des alternatives de ce souffle léger et mobile qu’on appelle l’âme » (Essai sur la peinture).


L’homme

Diderot savait, et plus que d’autres puisqu’il misa sur la gloire posthume, qu’il était du rang des plus grands génies. La postérité lui donne raison, après deux siècles d’ignorances et de calomnies. Mais elle réhabilite l’homme en même temps que l’écrivain, depuis qu’a été révélée la Correspondance. Ce chef-d’œuvre littéraire a contraint les biographes à retourner aux documents, à ne plus exécuter sommairement une vie riche d’imagination sous sa monotonie apparente.

Les origines mériteraient un Taine : une province bien française et catholique sur ses confins orientaux et durs ; une corporation de maîtres couteliers fiers de fournir en scalpels les chirurgiens et liés aux maîtres de forges, donc aux princes maîtres des grandes forêts ; une ville forte et hautaine, fouettée par la bise, une cité riche, acculturée à la française, où la promotion intellectuelle passe par le clergé, un clergé qu’agite toujours la révolte sourde du jansénisme.

Il en reste d’abord l’image à la Greuze d’une famille douée par la sensibilité malgré les conflits de tempérament, d’intérêt, d’idéologie. Une petite sœur morte au couvent laisse une rancœur qui éclatera contre un frère cadet, prêtre et revenu à l’intolérance.

En attendant, il faut écouter les pères jésuites et, puisque l’avenir n’est pas à Langres (l’oncle chanoine a perdu sa prébende), terminer ses brillantes études à Paris (où la maîtrise es arts est obtenue à dix-neuf ans). Mais justement l’adolescent génial refuse d’y mettre un terme : il refuse la carrière à quoi semblait le destiner sa ferveur religieuse, il refuse de quitter le monde des études pour se donner une libre et seconde culture. Il faut effacer définitivement la légende d’une bohème romantique, paresseuse et parasite. Prodigieusement doué, avide de l’actuel et du neuf (c’est proprement être philosophe), l’étudiant prolongé s’informe des cours tenus par les professeurs célèbres, lit tout et de tout, d’Homère à Voltaire et Swift, y compris les clandestins en copies manuscrites (Boulainvilliers, Meslier). Il se gorge aussi de théâtre. Il ne quitte pas les hauts lieux de la nouvelle intelligentsia, les cafés Procope et de la Régence. Il connaît les espoirs de ce monde : d’Alembert, Condillac, La Mettrie. Il gagne sa vie anonymement, comme tant d’hommes de lettres débutants : leçons particulières, journalisme, vente de sermons et thèses pour gens à court d’idées, traductions de l’anglais. Le voilà estimé des maîtres éditeurs (les « libraires »), engagé définitivement dans ce milieu (d’esprit plus ou moins maçonnique, ce qui convient à sa libre pensée) et tout prêt à se ranger. Mais son mariage sera d’abord une rupture avec l’univers paternel. Il épousera Antoinette Champion, sans dot ni famille, au prix d’épisodes tragi-comiques, et seulement après trente ans (selon la loi) et dans un secret provisoire. Mariage cependant sérieux, et ménage durable malgré les infidélités : les lettres à la fiancée, premier volet de la Correspondance, sont touchantes et révélatrices.

La suite concerne l’histoire de l’Encyclopédie* : travail de librairie original, exigeant l’accroissement et la mise au point des connaissances les plus variées, le contact direct avec les techniques manuelles. Mais le tempérament de Diderot est si robuste qu’il lui permet de mener parallèlement une carrière d’écrivain et de philosophe. La Lettre sur les aveugles lui vaut à la fois l’estime de Voltaire et la prison de Vincennes, mais il en sort grâce à des aveux, à un engagement, énoncé sans doute avec restriction mentale (les documents se lisent dans la Correspondance), et surtout grâce à l’entremise de ses éditeurs. La Lettre sur les sourds et muets, la polémique avec le P. Berthier (1704-1784), les Pensées sur l’interprétation de la nature, la défense de Jean de Prades (v. 1720-1782) révèlent une première maturité de l’esprit, une rage de marquer le point qui coïncident curieusement avec son deuil de père.

Mais aux deux fils morts en 1750 se substitue en 1753 une fille dont la naissance ouvre une ère de calme : réconciliation familiale à Langres, installation rue Taranne pour la vie. Diderot est désormais protégé par Malesherbes, « directeur de la librairie » (plus tard par Sartine) ; son ami Grimm (celui-ci se déclare alors son disciple et s’affirme d’accord avec l’humanisme, 1756) lui assure un complément de revenu en l’associant à la Correspondance littéraire, lui ouvre les salons de d’Holbach (sciences et matérialisme), de Mme d’Epinay (finance et ferme générale) et surtout, peut-être, le Palais-Royal ; il le rendra célèbre dans l’Allemagne des principautés et dans les « pays du Nord », jusqu’à Saint-Pétersbourg.

Le mystère de ces années est que Diderot ait trouvé le temps de concevoir et de réaliser le drame bourgeois. Date de l’histoire littéraire, mais aussi geste politique, si l’on en juge par les réactions provoquées par le Fils naturel. Il déclenche les clivages entre les frères Diderot (1757), entre les « frères » ennemis que deviennent le dramaturge et Jean-Jacques Rousseau, rassemble les adversaires qui vont applaudir à la condamnation de l’Encyclopédie.

Cette année 1759 voit la mort du père et le début (pour nous du moins) de la correspondance avec Sophie (Louise Henriette Volland). C’est dans ces lettres nombreuses (malgré les pertes) et nourries qu’on lira l’histoire de la décennie suivante, la mieux connue : complexité accrue des motifs d’intérêt, ouverture vers les domaines étrangers, affermissement et élargissement d’une pensée qui s’étend aux questions économiques, étudiées à la source des ministères et des ambassades. Les fruits sont de grandes œuvres en gestation (le Neveu de Rameau) ou finalement enfantées (Salon de 1767, le Rêve de d’Alembert, 1769).