Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Dickens (Charles) (suite)

« Je n’assisterai pas à cela en spectateur »

Résolument du côté du peuple, contre l’aristocratie, Dickens n’en demeure pas moins bourgeois dans sa pensée politique. Il n’envisage jamais de supprimer les inégalités dans la répartition des biens, encore moins d’une façon « radicale », même lorsqu’il souhaite frapper « un grand coup pour les pauvres ». À l’égard des problèmes sociaux, son attitude est sentimentale et intuitive, à l’inverse d’écrivains comme E. G. Bulwer-Lytton ou miss Harriet Martineau, ses contemporains, qui, eux, appartiennent au courant rationaliste. Pourtant, Dickens est le seul dans la littérature de son époque à avoir eu l’écoute directe dans le cœur des petites gens. Animé d’un idéal artistique qu’il élève à la hauteur d’un apostolat, il va entreprendre pour eux dès Olivier Twist la série des réquisitoires qui s’échelonnent dans son œuvre entière. Mieux que Bulwer-Lytton dans son Paul Clifford (1830), il a su peindre les bas-fonds avec ses parias, pris dans un engrenage inexorable, dont la seule issue ne peut être que l’exécution capitale, qui les hante tous, comme le Jo de Bleak House. Lourde est donc la responsabilité des « honnêtes gens », qui, parce qu’il existe une police, refusent de voir ce problème et se donnent bonne conscience en votant une « new poor law ». « Je déteste tous les gens vertueux !... Ah ! je les déteste tous sans exception ! », clame Quilp du Magasin d’antiquités. Une société mal organisée dans ses structures, une philanthropie fonctionnarisée ne peuvent que déboucher sur l’univers des prisons, celui par exemple de la « Fleet », où séjourne Monsieur Pickwick, ou celui de la « Marshalsea », sinistre cadre de la vie de la petite Dorrit pendant de longues années. Malgré un premier succès obtenu avec le texte voté en 1837, Dickens ne cessera jamais de lutter contre la dureté, l’absurdité du système pénal anglais. Il en fera dans Bleak House, dominé par l’impopulaire « Court of Chancery », une satire d’une telle violence que l’opinion publique tout entière s’en trouvera secouée. Le premier aussi, Dickens a parlé, dans le Magasin d’antiquités, de « ceux qui vivent au milieu des foules, ou solitaires dans les grandes cités comme dans le seau d’un puits humain », thème que l’on retrouve dans l’Homme des foules d’Edgar Poe, et cette inadaptation de l’individu dans les grandes villes, qu’il souligne au travers d’Olivier Twist, de Nicolas Nickleby, de Bleak House ou de la Petite Dorrit, préfigure « le cauchemar climatisé » de John Updike, l’univers concentrationnaire de Saul Bellow qui aboutira à la désespérance de Samuel Beckett. Mais le grand thème de Dickens est celui de l’enfance. Dans aucun domaine, il ne s’est senti aussi à l’aise et n’a atteint des accents d’une telle intensité. Bien avant le Saint-Exupéry de Terre des hommes, il a vu un « Mozart assassiné » dans chaque enfant pauvre, enfant des « Workhouses » de la loi sur l’assistance de 1834, enfant des « Yorkshire Schools » à la réputation encore plus mauvaise. Après Nicolas Nickleby, il pourra dire avec satisfaction : « Il y avait un grand nombre d’écoles bon marché dans le Yorkshire. Il y en a très peu aujourd’hui. » Pour lui, la tragédie du destin de tous les enfants maltraités dans un monde impitoyable de Squeers et de Bumble, où même les parents sont sans entrailles, c’est que la pauvreté et la brutalité étouffent toutes les promesses que chacun d’eux portait en soi. Sans l’optimisme conventionnel des « happy ends », obligatoires pour ne pas heurter son public, et surtout sans les providentiels anges gardiens placés généreusement le long de la route de ces enfants sous la forme de parents adoptifs et de bienfaiteurs, sans les Peggotty, Mrs. Trotwood, Mr. Brownlow ou miss Maylie, le sort de ces infortunés serait sans espoir. La conviction secrète de Dickens, on la trouve exprimée dans la vision de Scrooge du Cantique de Noël : « Alors que la grâce de la jeunesse aurait dû orner leurs traits de plénitude, et les colorer de ses nuances les plus fraîches, une main sèche et racornie, comme celle de la vieillesse, les avait tirés et tordus et déchirés. Là où les anges auraient pu se fixer comme sur un trône, les démons se cachaient. » Malgré ce sombre pessimisme, Dickens demeure l’un des peintres inoubliables de l’enfance, et les premiers chapitres de David Copperfield, qui a la chance d’avoir connu une parcelle de vraie enfance, nous offrent peut-être ce qu’il a écrit de plus poétique. Qui n’a rêvé d’occuper la chambre « la plus parfaite et la plus désirable » sur la péniche-maison de Peggotty, dont « le charme merveilleux venait de ce que c’était un vrai bateau qui avait été des centaines de fois en mer, et qui n’avait jamais été destiné à être habité sur la terre ferme » ? Qui, mieux que Dickens, a traduit ce regard magique que l’enfance jette sur toute chose pour le trésor inoubliable des souvenirs de l’adulte ? Ces images naïves — cette odeur de homard, la glace au cadre incrusté de coquilles d’huîtres, la petite Emily « fort belle (ou que je jugeais telle) », Dora au milieu des géraniums — seront à jamais gravées dans l’esprit de David adulte, qui ne pourra plus voir une image pieuse sans penser à la péniche ni sentir une feuille de géranium sans revoir « un chapeau de paille avec des rubans bleus et des quantités de boucles, et un petit chien noir que deux bras minces élèvent vers un tertre de fleurs et de feuilles luisantes ».

D. S.-F.

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