Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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développement économique (suite)

La question se pose alors pour eux d’établir des rapports entre les indices complexes du développement, que constitue le revenu ou la consommation, et les facteurs de ce développement. Jagdish Bhagwati donne deux exemples. Que signifie, pour celui qui veut comprendre le développement, la capacité d’hospitalisation du pays ? Elle mesure d’abord la capacité d’investissement passée et actuelle de la société considérée ; elle dépend à ce titre du revenu national. Elle donne par ailleurs une idée de l’état sanitaire de la population et peut alors apparaître comme un des déterminants du revenu. Il en va de même pour le niveau d’instruction. Celui-ci est fonction des dépenses publiques effectuées au cours des périodes antérieures. Mais il est un des ressorts du développement : sans cadres qualifiés, sans main-d’œuvre bien formée, il est impossible d’accéder à la croissance rapide.

Très souvent, donc, on a affaire à des associations qui indiquent une causalité circulaire : cela n’a rien d’étonnant dans un domaine où l’interprétation théorique souligne sans cesse la complexité des enchaînements et l’interaction mutuelle des facteurs. Mais comment alors arriver à des mesures propres et utilisables sur le plan expérimental ? Comment être sûr d’éviter toute faute logique dans un univers aussi complexe ?

Les efforts méthodologiques de ces dix dernières années visent, en bonne partie, à surmonter ces difficultés. Une première démarche consiste à analyser systématiquement la corrélation des facteurs isolés avec l’indicateur essentiel, le revenu par tête. C’est à cela que s’emploie Charles P. Kindleberger, qui étudie les variations, en fonction du revenu par tête des pays, de trente-deux indicateurs simples ou complexes. La plupart sont d’ordres économique (part des divers secteurs dans l’emploi national), financier (formation brute du capital), technologique (consommation d’énergie, d’acier ; circulation des journaux). D’autres données mesurent la dépendance internationale, les comportements démographiques ou les niveaux individuels de qualification et, dans une certaine mesure, de satisfaction.

Il est possible de classer les diagrammes sur lesquels les résultats sont reportés en trois familles. Il y a d’abord des grandeurs qui paraissent à peu près totalement indépendantes du niveau de développement ; il en va ainsi de la superficie cultivable par tête, de la part de l’épargne domestique dans la formation du capital, des variations des termes de l’échange (ce qui montre la complexité d’un problème que l’on présente généralement d’une manière trop simplifiée).

D’autres facteurs tendent à s’élever lorsque le revenu s’accroît, selon une relation de type linéaire. C’est particulièrement vrai du pourcentage de la population de plus de quinze ans, qui sait lire et écrire, du pourcentage du revenu national consacré aux dépenses publiques, de l’élasticité de la demande de produits alimentaires par rapport au revenu, des pourcentages de population active employés dans les secteurs primaire, secondaire et tertiaire, de la population urbaine, du taux de mortalité infantile et du nombre de calories par jour et par tête.

Une troisième catégorie, presque aussi importante, indique une variation en fonction du revenu, mais avec un point d’inflexion très net dans la distribution. Au-dessous d’une certaine valeur du revenu individuel, par exemple, on a l’impression que la variable est indépendante. Au-dessus, elle augmente au contraire proportionnellement et souvent très vite. Il en va ainsi du pourcentage de Blancs dans la population des pays d’Amérique et d’Océanie, du taux de circulation des journaux, des niveaux de consommation d’acier et d’énergie par habitant, comme du kilométrage de routes et de voies ferrées par tête. Pour d’autres indicateurs, au niveau des bas revenus, la répartition est variable, mais indépendante de la richesse, alors que, pour les hauts revenus, elle varie beaucoup moins, ou devient franchement proportionnelle. Ainsi en va-t-il des taux bruts de mortalité et de natalité ainsi que des tendances inflationnistes des économies.

Les corrélations graphiques mises ainsi en évidence sont évidemment difficiles à interpréter. Est-on sûr que les relations de causalité jouent toutes dans le même sens ? La forme même des relations est cependant intéressante. Elle confirme d’abord que bon nombre de facteurs sont indépendants du niveau de la croissance ou, du moins, lui sont liés de manière si complexe qu’il n’apparaît pas de relations simples. Pour les grandeurs économiques essentielles et certaines données démographiques ou individuelles, il y a relation linéaire, alors que, pour les autres, il y a un seuil qui se traduit généralement par une inflexion au niveau de 500-800 dollars.

Ce résultat est important : il nous montre que le développement est, par les facteurs qui le conditionnent, le niveau d’instruction par exemple, un phénomène continu. Mais on voit aussi que les effets ne sont pas toujours proportionnels. De part et d’autre d’un seuil qui apparaît sur beaucoup de courbes, les réactions sont différentes. N’est-ce pas mettre en évidence la réalité du take-off, du décollage, dont parlent les économistes depuis les travaux de Walt Whitman Rostow ?

À suivre la démarche de Kindleberger, à mettre en évidence la corrélation des facteurs et du revenu national par tête, on perd beaucoup d’information : celle qui a trait aux rapports que les facteurs entretiennent entre eux. En effectuant une analyse factorielle des données qu’il a rassemblées, Brian Berry cherche à parvenir aux résultats par une voie plus objective et plus systématique. Quels sont les facteurs communs qui sous-tendent les variations des critères de sous-développement ? Un petit nombre : la répartition comporte une dimension technologique (essentielle), une dimension démographique, une dimension qui mesure l’ouverture des nations et une autre qui tient compte du volume global de leur économie. Les deux premiers facteurs varient presque linéairement, si bien qu’ils peuvent se combiner en un facteur techno-démographique, qui résume presque à lui seul toute la variation observée. Le diagramme qui exprime le classement des pays en fonction de ce double facteur est intéressant : il montre que les pays sous-développés et les pays développés ne sont pas à l’opposé d’une échelle, mais disposés selon ses divers barreaux et que leur groupement se fait selon leur contiguïté géographique, leur système économique et leur appartenance culturelle.