Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

Descartes (René) (suite)

Une telle remarque nous invite à dégager le principe général qui anime la théorie cartésienne des essences : l’identité hors de moi de l’essence et de l’existence n’est pas le propre de Dieu, mais le fait de toutes les choses finies ou infinies. Si en Dieu l’existence se confond avec l’essence, ce n’est pas que l’essence divine ait seule le pouvoir de se conférer quelque existence, mais que son être est le seul à ne pas pouvoir ne pas être. Le monde des essences ne doit pas être considéré comme distinct du monde des existences, car il n’y a que le monde des essences formelles, actuelles hors de moi.

Fondée sur le seul exercice de la raison, la métaphysique cartésienne est essentiellement rigoureuse et sert à la fondation de la physique mécaniste. Mais elle sépare l’homme de l’Etre, qui, conçu, ne peut être compris. L’homme ne reconquerra une « situation ontologique » que par l’expérience de la générosité, qui est au fondement de la morale cartésienne, marquée du sceau de la liberté.

Descartes, mathématicien

Troisième des traités scientifiques accompagnant le Discours de la méthode, la Géométrie est d’une très grande originalité. Descartes donne d’abord une signification géométrique aux quatre opérations élémentaires de l’arithmétique et à l’extraction des racines carrées. Il établit ainsi que la géométrie euclidienne est fondée sur une structure arithmétique, celle du corps des nombres réels. Son langage n’a évidemment pas la précision de celui que l’on utilise de nos jours, mais il contribue à créer, à peu près de toutes pièces, ce que l’on appellera vers 1800 la géométrie analytique.

Ses nouvelles techniques lui permettent de traiter un problème de Pappos d’Alexandrie (début du ive s.), que lui avait proposé le mathématicien et orientaliste Jacobus Golius (ou Gool, 1596-1667) : « Étant donnés deux groupes de chacun n droites, trouver le lieu des points du plan tels que le produit de leurs distances aux droites du premier groupe soit dans un rapport donné au produit de leurs distances à celles du second groupe. » S’il y a quatre droites au total, le lieu est une conique. Pour plus de quatre droites, les méthodes anciennes étaient impuissantes. Descartes résout le problème par un calcul algébrique littéral où il adopte les meilleures notations de son temps, les améliore et les systématise. Son écriture, qu’il a rapidement imposée au monde scientifique, est essentiellement celle que l’on utilise encore.

D’autre part, il emprunte à Apollonios de Perga (fin du iiie s. - début du iie s. av. J.-C.) l’utilisation d’un repère de référence formé d’un point origine, d’un axe des abscisses issu de ce point et d’une direction fixe pour les ordonnées. Les deux axes des coordonnées dites « cartésiennes » dérivent de ce procédé. Le problème de Pappos conduit ainsi à exprimer le lieu cherché par une relation algébrique entre les coordonnées de chacun de ses points, P(xy) = 0, où P est un polynôme.

Descartes décide d’appeler courbe géométrique (actuellement courbe algébrique) toute courbe qui, rapportée à un repère cartésien, donne lieu à une équation de ce type. Il assimile d’ailleurs les courbes « géométriques » à celles que l’on peut tracer grâce à des « compas » formés d’un jeu de tiges articulées. L’exactitude de cette hypothèse ne fut établie qu’en 1876 par le mathématicien anglais Alfred Bray Kempe (1849-1922).

Seules les courbes « géométriques » sont reçues par Descartes dans sa géométrie. Les autres courbes seront appelées mécaniques. Depuis Leibniz, elles sont dites « transcendantes ». Descartes range dans cette classe la spirale d’Archimède (287-212 av. J.-C.), la quadratrice de Dinostrate (ive s. av. J.-C.), la logarithmique, qu’il est l’un des premiers à concevoir, vers 1618, la spirale logarithmique, dont il étudie quelques propriétés, et la cycloïde de Gilles Personier de Roberval (1602-1675).

Il place les tangentes aux courbes géométriques par une méthode assez pénible, qui lui est suggérée par des problèmes d’optique et qui est bientôt supplantée par celle que son émule Pierre de Fermat (1601-1665) vient d’imaginer. Mais il donnera dans sa correspondance une construction de la tangente à la cycloïde, par l’utilisation du centre instantané de rotation, qui est une de ses découvertes.

Le livre III de la Géométrie contient une belle théorie de la résolution des équations algébriques où Descartes pose le principe suivant : « Le nombre des racines est égal au degré de l’équation. » Certaines de ces racines peuvent être « imaginaires ». Parmi les réelles, certaines sont fausses (négatives). Le nombre des racines positives est égal au nombre des variations des signes des coefficients. Le livre se termine par la construction graphique, au moyen d’intersections de courbes, des racines de quelques équations.

La Géométrie est le seul ouvrage que Descartes ait consacré aux mathématiques pures. Ses autres contributions dans ce domaine se trouvent dans sa correspondance. En théorie des nombres, il est loin d’égaler Fermat, mais il fait preuve de beaucoup de dextérité. En analyse, il sait aussi bien que ses contemporains d’avant-garde intégrer les monômes (« carrer les paraboles générales », dans le langage de l’époque) et il trouve, indépendamment de Roberval et de Fermat, la quadrature de l’arche de cycloïde. Il apporte une solution ingénieuse à un problème proposé par son disciple et ami Florimond de Beaune (1601-1652) : « Trouver une courbe connaissant une certaine propriété de ses tangentes. » Ce problème ressortit au calcul intégral et conduit à une logarithmique.

Descartes fait encore preuve d’une remarquable prescience lorsqu’il écrit au P. Marin Mersenne que « certaines grandeurs sont comprises dans les équations et s’expliquent par quelques signes, puisque l’équation qui les contient est une façon de les exprimer. Mais il y en a une infinité d’autres qui ne peuvent pas même être comprises dans les équations et il y en a qui ne peuvent être expliquées [par radicaux] hors de l’équation. » Il distingue ainsi les nombres algébriques des nombres transcendants et il entrevoit l’impossibilité de résoudre par radicaux la plupart des équations algébriques.

L’influence de l’œuvre mathématique de Descartes, qui ne s’exerça guère de son vivant que sur les mathématiciens hollandais, fut surtout sensible sur Leibniz* et sur Newton*, qui s’efforcèrent de la généraliser dans les nouveaux calculs.

J. I.