Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Démosthène (suite)

La vision de Démosthène est large et constamment au service d’une grande cause : l’avenir de la Grèce. L’orateur, qui multiplie les tentatives pour secouer l’apathie, l’indifférence de ses concitoyens, n’a en vue que la gloire d’Athènes. Il en résulte une générosité d’inspiration fondamentale, une tension de toutes les forces de son être vers le relèvement de la cité, un âpre appétit de la liberté et de l’indépendance. Plutarque l’a bien compris, lorsqu’il porte ce jugement compréhensif : « Il est évident que Démosthène s’est tenu jusqu’au bout au poste et au parti politique où il s’était placé lui-même à ses débuts, et que non seulement il n’en a pas changé pendant sa vie, mais qu’il a même sacrifié sa vie pour n’en pas changer » (Dém., 13). On sait que cette politique a échoué : la Macédoine l’a emporté, et c’est grâce à Alexandre que la culture hellénique s’est répandue dans tout l’Orient. Mais ce qui compte, c’est que Démosthène s’est imposé comme le défenseur ardent d’une certaine forme de la civilisation.


Une œuvre engagée

Si les cinq plaidoyers de Démosthène contre ses tuteurs révèlent, par leur sang-froid, leur habileté et leur véhémence, une singulière maîtrise chez un jeune homme de vingt-deux ans, le talent de l’orateur se précise dans ses discours civils, tels le Pour Phormion, le Contre Conon et le Contre Calliclès. Outre les vertus techniques d’une solide argumentation, ceux-ci présentent beaucoup de finesse psychologique, un certain sens du pathétique, une émotion discrète, l’ensemble écrit dans une familière simplicité. Les qualités de Démosthène logographe ne sont pas douteuses. On les retrouve à un degré supérieur dans ses plaidoyers politiques composés vers sa trentième année : le Contre Androtion témoigne d’une conception très noble de l’idéal athénien et une belle vigueur oratoire ; le Contre Timocrate montre de l’adresse et la volonté de Démosthène d’élargir le débat ; le Contre Aristocrate est d’une redoutable dialectique.

À vrai dire, le premier en date des grands discours de Démosthène est dirigé Contre la loi de Leptine, prononcé en tant que synégore, c’est-à-dire comme citoyen qui prend la parole au tribunal, en qualité d’ami, pour défendre un accusé. Sans doute, l’œuvre comporte-t-elle des manœuvres d’avocat et des sophismes. Mais on reste sensible à la franchise sympathique, à l’élévation de la pensée et à la modération du ton. Les harangues Sur les symmories, Pour les Mégalopolitains, où il est respectivement question de la Macédoine et de la Perse, et auxquelles on peut rattacher celle Pour la liberté des Rhodiens et celle Sur l’organisation financière, renseignent sur la politique de Démosthène et sur son tour d’esprit. Elles annoncent l’homme d’État soucieux d’actes et non de belles paroles, sensible à l’évolution des pays, désireux de voir une Athènes forte et généreuse, avec un sens aigu des réalités.

La Première Philippique ouvre une série de chefs-d’œuvre et révèle pleinement le génie de Démosthène. Dans ce premier acte d’une lutte dramatique avec le roi de Macédoine, après avoir relevé le courage des Athéniens, Démosthène apporte un plan positif : organiser une escadre et une armée de réserve, harceler l’adversaire avec un corps expéditionnaire. Le discours s’achève sur l’indication des réformes nécessaires dans l’État. Aux bouleversants appels des trois Olynthiennes pour sauver Olynthe des visées de Philippe succède le Contre Midias : cet individu insolent avait souffleté Démosthène en plein théâtre. L’orateur donne à sa défense une portée générale en montrant que sa cause est celle de la démocratie ; les riches ne peuvent impunément opprimer les pauvres. Bien que le Contre Midias n’ait jamais été prononcé, ce plaidoyer apparaît comme un chef-d’œuvre par sa fougue et sa noblesse. Il y a moins d’élan dans le Sur la paix, mais on retrouve la flamme intérieure de Démosthène dans la Deuxième Philippique : Philippe est bien l’ennemi juré d’Athènes, et Démosthène dénonce encore ses agissements. Sur l’ambassade met en lumière les responsabilités d’Eschine et la décadence de la politique athénienne : l’exposé de la politique générale de Démosthène est pressant et concis. Sur les affaires de Chersonèse, à partir de problèmes locaux, développe l’idée que la démocratie d’Athènes est le dernier rempart contre la domination de la Macédoine. Célèbre dans l’Antiquité, la Troisième Philippique montre avec insistance que l’état de guerre existe toujours entre Philippe et Athènes, en dépit d’une paix de principe ; en fait, tous les Grecs sont menacés, et Démosthène critique l’aveuglement de ses concitoyens. Avec la Quatrième Philippique (composée de morceaux authentiques réunis artificiellement ?), il prouve une fois de plus que les menées du Macédonien n’ont d’autre but que l’asservissement de la Grèce : il faut donc prendre des mesures énergiques de redressement.

Le discours Sur la couronne occupe une place à part. Il est une admirable justification de toute la politique démosthénienne. À partir d’un problème de droit (le décret de Ctésiphon est-il illégal ?), l’orateur fait son apologie contre Eschine. Ce dernier n’est qu’un traître à la solde de Philippe ; lui, Démosthène, il a toujours défendu Athènes, dont il a sauvé la gloire. En détail et minutieusement, il examine sa conduite pendant les pires heures vécues par la cité et en appelle aux sentiments de l’honneur comme à ceux de la raison. La péroraison est pathétique : « Mais il est impossible, oui, impossible, que vous ayez commis une erreur, Athéniens, en prenant sur vos épaules le danger pour la liberté et le salut de tous ; non, par ceux de nos ancêtres qui, les premiers, se sont exposés au péril à Marathon, par ceux qui se sont alignés à Platées, par ceux qui ont combattu sur mer à Salamine et à l’Artémision, par beaucoup d’autres braves couchés dans les monuments publics, que tous également la cité a jugés dignes du même honneur et a ensevelis [...] » (Couronne, 206-208).