Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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démocratie (suite)

Car, si le but est clair, il reste encore à y parvenir : l’égalité économique est toujours au futur. Mais le moyen est trouvé : le peuple, ayant pris conscience de lui-même, est prêt à agir. Ces régimes engendrent donc un état d’esprit spécifique que l’on pourrait appeler prométhéen. Il s’agit de réaliser la société parfaite, où la fraternité et la liberté régneront parce qu’il y régnera une égalité parfaite. C’est dire que ces régimes sont d’emblée profondément idéologiques. Non pas qu’ils souffrent d’une vision déformée de la réalité, mais, au contraire, qu’ils jouissent d’une représentation de leur futur, puissante, même si elle est vague, et incarnée dans leur mode de vie avant d’être pensée consciemment. D’ailleurs, le peuple parfait existe déjà. Il suffit qu’il se donne les conditions de sa propre perpétuation. La destruction des formes anciennes pourvoira à l’avènement des formes nouvelles de société. Le rêve leur donne un contenu. Certes, il est toujours impossible que chacun des membres de la nation participe à chaque décision du pouvoir central ; ce sont toujours quelques-uns qui commandent. D’où la nécessité d’un encadrement des gouvernés : on pourrait dire aussi bien d’une bureaucratie*. À condition, cependant, que l’on comprenne le statut idéologique de cette bureaucratie. Elle n’est, selon l’expression fameuse, que la courroie de transmission grâce à laquelle la volonté émanée du peuple, montée jusqu’à ses mandataires, en redescend sous forme de directives d’action. Le pouvoir du peuple souverain est sans appel. Qui lui résiste n’est plus un simple opposant, mais un traître. La volonté populaire est infaillible, et le pouvoir qui l’incarne l’est encore plus. Comme le pluralisme, la séparation des domaines respectifs de l’État et de la société n’a plus de raison d’être. Le pouvoir peut toucher à tout et décider ce qui lui plaît. Privé et public ne font qu’un.

Il y a deux versions de ce type de démocratie : la première est totalitaire, la seconde technocratique. À ce dernier stade de son évolution, la démocratie se trouve en effet affrontée à la nécessité de réaliser l’égalité parfaite entre les hommes, dont la condition apparaît désormais être l’égalité économique. D’où ce double souci d’une distribution équitable des biens économiques et d’une production accélérée de ces mêmes biens. Ni l’un ni l’autre de ces objectifs ne peuvent être réellement atteints dans l’immédiat. D’où la diversité des techniques gouvernementales eu égard à cette finalité. La démocratie totalitaire représente une conception « magique » du pouvoir ; la démocratie technocratique, une conception « scientifique ».

Les difficultés d’une égalisation soudaine des revenus et des biens, jointes à l’absence patente d’abondance économique, peuvent en effet encourager le recours aux discours et aux attitudes magiques. L’égalité dans l’abondance est proclamée pour demain. Et les efforts de tous, dans tous les domaines, sont rapportés constamment et reliés mystiquement à cette finalité lointaine. Tous les sacrifices et toutes les décisions possibles se trouvent instantanément justifiés. Tous sont égaux dans l’accomplissement d’une tâche quotidienne qui est unique en dépit de sa diversité. Tous sont égaux dans et par le sacrifice quotidien, et tous seront égaux lorsque la tâche parviendra à son terme.

On comprend donc que l’essentiel soit, pour ainsi dire, de maintenir l’ensemble en mouvement. La démocratie ainsi entendue n’existe que dans son élan même. D’où un aspect caractéristique des démocraties totalitaires : elles affirment toujours se transcender elles-mêmes d’instant en instant. À la limite, c’est à la création non pas seulement d’une société nouvelle, mais d’un homme entièrement nouveau qu’elles se consacrent. Cette idée est la limite ultime du progressisme démocratique. Elle correspond aussi à la volonté de maintenir le système indéfiniment en mouvement au fur et à mesure que l’abondance paraît elle-même indéfiniment différée. Enfin, elle peut constituer une interprétation de l’idéal d’abondance lui-même : la société d’abondance n’étant pas celle où les hommes ont de tout à volonté, mais où ils savent se contenter de peu. On assiste ainsi à un retournement de l’idéal d’abondance. La démocratie devient ascétique, et son sens est celui seulement du travail et de l’effort. L’homme démocratique est désormais l’homme qui se contente d’œuvrer indéfiniment à un progrès indéfini. Cette œuvre définit sa liberté, son égalité, sa fraternité.

De là se déduisent les institutions des sociétés totalitaires. Elles se comprennent à partir de leurs fonctions : perpétuer le mouvement. On aura donc une organisation qui prendra les masses en main : le parti. De manière très caractéristique, celui-ci est souvent appelé un mouvement. C’est dire que le contenu de son action s’efface quelque peu devant le simple fait qu’il est action. S’il est unique, c’est parce que ce progrès est à sens unique. L’action de tous doit être coordonnée sous peine de n’être que pur chaos. La volonté populaire est une parce qu’elle fait passer l’action avant la réflexion. Enfin, il n’est pas exclu que cette unité même finisse par s’incarner dans l’unité d’un homme. Système de mouvement, la démocratie peut très bien admettre que l’origine du mouvement soit un homme, puisqu’il est, par définition, le produit de ce mouvement que veut le peuple. Cette identification magique assure enfin l’absolutisme du pouvoir central. Il n’y a rien qui ne soit légitime, puisque tous le veulent, et rien qui puisse échapper à l’œil du maître, puisqu’il s’agit de créer un homme nouveau. La démocratie a engendré l’autocratie.

C’est dire que ces régimes sont des régimes de violence et de terreur. La violence n’est rien d’autre que la volonté populaire sévissant à l’encontre de ceux qui la trahissent. Il est nécessaire qu’il y ait des traîtres, puisque quelques-uns prétendent incarner la volonté de tous, sans pourtant échapper à leur être propre, qui est de n’être que quelques-uns. La terreur est, pour la même raison, à l’ordre du jour. Elle exprime la possibilité constante d’un relâchement dans l’effort, d’une lassitude. La terreur continuée même après l’institutionnalisation du nouveau régime demeure inintelligible tant qu’on ne se réfère pas à cette nécessité mécanique du mouvement, du progrès : le progrès indéfini enferme analytiquement la terreur.