Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Delacroix (Eugène)

Peintre français (Saint-Maurice, près de Paris, 1798 - Paris 1863).


Considéré par l’opinion générale comme le chef de l’école romantique et, en tant que tel, opposé à Ingres* et à ses élèves, Delacroix affirmait pourtant : « Je suis un pur classique. » Contradiction apparente d’où surgit un art d’une richesse et d’une vigueur exceptionnelles, dont les générations suivantes exploiteront les découvertes. Baudelaire* donne cette définition du maître : « Le dernier des Renaissants, le premier des Modernes. »

Il est né en 1798 de Victoire Œben, fille de l’ébéniste de Louis XV, et de Charles Delacroix, ministre, ambassadeur, préfet ; mais la rumeur publique le dit fils naturel de Talleyrand, qui suivra attentivement les débuts de sa carrière, l’introduisant dans divers salons dont celui du baron Gérard (1770-1837), fréquenté à la fois par des artistes et des hommes politiques en vue.

De nombreux deuils attristent sa jeunesse : son père disparaît en 1805, son frère aîné en 1807 à Friedland, sa mère en 1814, sa sœur aînée, Henriette de Verninac, en 1827. Ainsi apparaît très tôt dans sa vie la solitude dans laquelle, malgré une existence apparemment mondaine, il aimera toujours à se réfugier, confiant ses efforts, ses hésitations, ses élans à son Journal : « Grand sentiment et délicieux de la solitude, de la tranquillité du bonheur profond qu’elle donne. »

Inscrit en 1816 à l’École nationale des beaux-arts dans l’atelier néo-classique de Pierre Guérin (1774-1833), il se lie intimement avec divers jeunes artistes ; l’amitié est pour lui un sentiment durable auquel il attachera plus d’importance qu’à ses liaisons discrètes et désabusées. Il rencontre Géricault*, de sept ans son aîné et déjà célèbre depuis l’Officier de chasseurs chargeant de 1812 et le Cuirassier blessé de 1814. Une camaraderie enthousiaste naît entre eux. Ils appartiennent à cette génération dont la sensibilité s’est éveillée dans les fastes sanglants de l’Empire et se retrouve enlisée dans la montée du matérialisme bourgeois, génération qui se passionne à la fois pour les littératures étrangères, l’histoire des siècles prétendus barbares, les civilisations exotiques, les événements contemporains.

Ses premières œuvres ne renient pas l’enseignement classique de son atelier ; il s’inspire de Raphaël pour la Vierge des moissons (1819, église d’Orcemont), du Guerchin pour la Vierge du Sacré-Cœur (1821, musée d’Ajaccio). Mais son goût le porte vers les maîtres du mouvement et de la couleur : Michel-Ange, les Vénitiens, les Espagnols et surtout Rubens, qui sera son dieu. Plus libres que sa peinture, ses dessins s’inspirent tantôt des caricaturistes anglais tels que Rowlandson*, tantôt des Caprices de Goya*, dont il a sans doute eu connaissance par ses amis Guillemardet. L’exemple de Géricault l’incite aussi à plus de passion et de vivacité : le Radeau de la Méduse le transporte d’admiration.

Ces découvertes, ces études, ces enthousiasmes sont rapidement assimilés ; son premier envoi au Salon, la Barque de Dante (1822, musée du Louvre), révèle l’originalité puissante de son talent. Il aura toujours une prédilection pour cette gamme sourde de rouges et de verts et reprendra souvent le thème de la barque oscillant sur l’eau nocturne et celui de la ville brûlant à l’horizon. L’État achète le tableau, Gérard et Gros* crient au chef-d’œuvre, Thiers écrit dans le Constitutionnel : « Je ne crois pas m’y tromper, Monsieur Delacroix a reçu le génie. » Tous ne sont cependant pas de cet avis et Étienne Jean Delécluze (1781-1863) parle de « tartouillade ». Mais la réputation de l’artiste est faite et la mort de Géricault, en janvier 1824, le laisse chef incontesté de la jeune école romantique.

Cette situation est consacrée par la présentation au Salon de 1824 des Massacres de Scio (Louvre), qui suscitent de nouveau éloges dithyrambiques et violentes critiques. On y remarque deux thèmes favoris de la nouvelle peinture : l’orientalisme et l’actualité.

L’attraction pour les coutumes et les mœurs orientales, déjà marquée au xviiie s., augmentée par la campagne d’Égypte et les tableaux de Gros, trouve un foyer d’intérêt dans l’atelier d’un peintre peu connu : Monsieur Auguste (Jules Robert Auguste, 1789-1850). Ce dernier a rapporté d’un long voyage autour de la Méditerranée une vision assez authentique de l’Orient et tout un attirail de costumes et d’objets qu’il prête volontiers à ses jeunes confrères soucieux d’exotisme : Delacroix les utilisera maintes fois. L’opinion européenne est alors bouleversée par les malheurs des insurgés grecs. Casimir Delavigne chante : « En Grèce, en Grèce il faut partir », Byron ira mourir en 1824 à Missolonghi et Hugo écrira les Orientales. D’autres œuvres de Delacroix exprimeront cette émotion, parmi lesquelles, en 1826, la Grèce expirant sur les ruines de Missolonghi (musée de Bordeaux).

Dans la composition et dans les personnages des Massacres de Scio passent des souvenirs de Géricault, de Gros et de Rubens, mais le pathétique contenu de la scène, le vibrato coloré, les grands horizons nuageux n’appartiennent qu’au maître. Il a été incité à cet élargissement de l’espace, à cette intensification des couleurs par la vue des tableaux de Constable*, la Charrette à foin en particulier, exposés à Paris en 1824. Son intérêt pour la peinture anglaise lui permet de se détacher définitivement de l’influence de l’École des beaux-arts. Il est lié depuis plusieurs années avec des artistes d’outre-Manche : les frères Newton (1799-1856) et Thales (1793-1837) Fielding, ainsi que Bonington*, qu’il apprécie beaucoup : « Il y a énormément à gagner dans la compagnie de ce luron-là. » Leur technique de l’aquarelle lui révèle de nouvelles possibilités de la couleur. Un séjour à Londres et dans la campagne avoisinante en 1825, la vue des Turner*, des Constable, les rencontres avec William Etty (1787-1849) et Lawrence* développent son goût pour une manière plus fluide et plus éclatante à la fois.

Son romantisme culmine pendant la période qui s’étend de ce voyage en Angleterre à celui en Afrique du Nord, en 1832. Il n’a pas besoin, comme Baudelaire, Gautier ou Nerval, de l’excitation du hachisch, ses lectures étant une source infinie de sujets ; Goethe, Shakespeare, Robert Burns, Walter Scott l’inspirent, et surtout Byron, si proche de lui par son orgueilleuse sensibilité.