Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Defoe ou De Foe (Daniel) (suite)

Les Mémoires d’un cavalier contiennent l’esquisse du roman historique, auquel Walter Scott va donner ses lettres de noblesse. Dans le Journal de l’année de la peste, c’est un certain « réalisme » que laisse apparaître Defoe. L’atmosphère de Londres, la description de ses quartiers animés, on les retrouvera également plus tard. Et d’abord chez Dickens, autre champion de la bourgeoisie. Comme le futur Colonel Jack (1722) mis en apprentissage chez un pickpocket annonce les petits voleurs d’Oliver Twist, le thème des parias sociaux de Moll Flanders au sein d’un monde égoïste qui veut ignorer la misère et la faim sera développé dans Bleak House de Dickens. Enfin, la Maîtresse fortunée nous offre par le tranquille cynisme qu’elle manifeste à l’égard des hommes, de l’amour et du mariage un personnage d’une singulière modernité.


« Robinson Crusoe »

Des quelque quatre cents ouvrages sur lesquels Defoe peut exercer un droit à peu près certain de paternité, rares sont ceux qui sont susceptibles de faire connaître son nom aux générations futures, car la plupart se rangent dans les productions de circonstance. Réalités des plus terre à terre, nécessité constante de plaire ou de défendre, tels en sont les moteurs essentiels. En premier plan, ou sous-jacents, apparaissent toujours, dans sa littérature, l’argent ou la religion. Defoe s’intéresse peu aux valeurs esthétiques. D’abord parce qu’il est marchand et qu’elles lui semblent d’un rapport dérisoire. Ensuite, et sans doute surtout, en raison de son puritanisme. Guidé par la rigueur de ses convictions morales ou seulement vertueux hypocrite, le puritain du xviiie s. ne peut concevoir qu’un livre devienne un instrument de « divertissement ». C’est péché. Il suffit de parcourir The Family Instructor (1er vol., 1715 ; 2e vol., 1718) pour constater en quelle estime Defoe tenait le théâtre, la poésie et la littérature en général. Et pourtant, en avril 1719, son éditeur publie The Life and Strange Surprising Adventures of Robinson Crusoe of York, Mariner... Defoe, esprit le plus éloigné qui soit du rêve, vient d’écrire l’ouvrage qui va faire rêver des millions d’hommes. Lui qui, malgré une production littéraire énorme, connut la misère et la prison, réalise l’un des livres les plus lus et les plus édités au monde. Avec les aventures du marin d’York, il vient, à soixante ans, de créer une forme d’art nouvelle. Par hasard, serait-on tenté de dire, si le hasard, en la circonstance, ne s’appelait aussi génie. Ce n’est pas, en effet, au hasard que l’ouvrage doit son immortalité. D’autres avant lui ont donné la relation de l’odyssée d’Alexander Selkirk, ce marin écossais abandonné dans les îles Juan Fernández à l’ouest des côtes du Chili, dont le succès ne durera guère plus que son actualité. Ce n’était qu’un récit. Il y a au contraire dans Robinson Crusoé tout ce qui pouvait en faire le livre du siècle et une œuvre éternelle. Sur le plan circonstanciel, Robinson peut être considéré comme l’expression vivante du sentiment de tout un peuple à une époque déterminée. Ses aventures ne peuvent qu’éveiller de profondes résonances dans l’esprit de ce monde de marins, de boutiquiers et d’hommes d’affaires, monde qui ne vit pas dans la nostalgie des splendeurs passées mais se tourne résolument, pour les vaincre, vers les problèmes du jour et du lendemain. Avec l’aide du Seigneur. La bourgeoisie montante retrouve, sublimé dans ce personnage, son désir aigu de l’organisation de la Terre. Période de grande expansion coloniale (qui se développera encore au siècle suivant), le xviiie s. anglais se reconnaît en Robinson, sorte de providence pour Vendredi, à qui il enseigne non seulement la valeur de la civilisation blanche (seul Swift s’insurgera contre cet état d’esprit), mais aussi le bonheur de connaître Dieu, présence tutélaire sans qui les hommes (et Robinson au premier chef) ne seraient que de fragiles et misérables poussières vivantes. Le génie de Defoe se manifeste encore sur un autre plan, en faisant accéder directement « son » public — pas celui que constitue l’aristocratie — à un univers où il se retrouve sans difficulté. Il n’y a dans Robinson Crusoé aucun artifice. Defoe y emploie une langue claire et concise. Tout y paraît simple et familier, objets, travaux et sentiments. Et pourtant, le pouvoir d’évocation de l’auteur s’y révèle tel que tout y prend une importance et une dimension nouvelles. Le succès que connaît Robinson Crusoé dès sa parution ne se démentira jamais par la suite. Les tirages succèdent aux tirages. Les éditions aux éditions. Pillée, imitée, contrefaite, l’œuvre conserve toujours son impérissable pouvoir. Même quand on la réécrit pour la jeunesse. Et c’est peut-être justement parce qu’elle contient en elle tous les désirs inassouvis de l’enfance, rêve de mondes lointains, rêve de tout embrasser, rêve de se réaliser, seul. Par-delà les aventures d’un marin, Robinson s’est transcendé en un mythe : celui de l’homme qui s’y contemple avec son immense faiblesse, mais aussi toutes les ressources de ce qui fait de lui un être supérieur. Robinson Crusoé nous offre, sans cesse renouvelées, une leçon d’énergie et une leçon d’optimisme. Quand le naufragé dit : « Il ne servait à rien de s’asseoir immobile et de souhaiter ce qu’il est impossible d’avoir, et cette extrémité excita mon application », il traduit simplement cette formidable résolution d’où est issue la civilisation humaine. Comme Shakespeare avait exprimé dans la Tempête les rêves et les fantasmagories du tempérament anglais et aussi l’âme éternelle, au cœur d’une île déserte, Defoe, au cœur d’une île déserte également, exprime l’esprit pratique du peuple anglais et l’incoercible espérance humaine. Il existe chez Defoe un fonds de robuste optimisme qui lui a fait écrire : « ... J’ai vécu une vie pleine de surprises et j’ai été à maintes reprises l’objet des soins de la Providence. » Ayant admis une fois pour toutes qu’il appartient au petit groupe des élus, il oppose un front serein aux tracas qui jalonnent son existence et accepte avec philosophie la solitude où le place, au milieu d’adversaires décidés à le perdre, son attitude politique pour le moins peu édifiante. Cet optimisme inébranlable dans la solitude, il l’insuffle à son héros le plus célèbre. Le capitaine Woodes Rogers, le « découvreur » du vrai Robinson, décrit un homme « ... vêtu de peaux de chèvres qui paraissait plus sauvage que les chèvres ». Conrad peint la décomposition du corps et de l’âme de l’homme blanc soumis aux effets conjugués du climat tropical et de la solitude. En 1954 William Golding, dans Lord of the Flies, montre des enfants naufragés revenir petit à petit à l’état de sauvagerie primitive. Si la détresse de Moll Flanders rappelle parfois à maints égards le pathétique de la situation de tant de personnages de la littérature moderne perdus dans le désert des foules sans visage, il n’y a en elle aucune force vive irrémédiablement atteinte. Pas plus sur Moll Flanders que sur Robinson, la solitude n’exerce son pouvoir maléfique. C’est que les aventuriers de Defoe ne sont pas comme les héros de Byron des oisifs berçant une peine imaginaire, mais des femmes et des hommes bien décidés à triompher du destin. Il arrive à Robinson de sentir le poids de l’absence de toute présence humaine à ses côtés. Toujours, il se reprend et poursuit sa lutte pour sa survie. Defoe, maniaque de la documentation et de la crédibilité, ne pouvait ignorer les réserves sur le double plan physiologique et psychologique que ne manquerait pas de soulever la solitude de son héros. Son optimisme ne saurait être imputé à l’ignorance. Robinson Crusoé est un acte de foi. C’est l’affirmation pour l’éternité de la croyance en l’effort et en l’homme.

D. S.-F.