Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Defoe ou De Foe (Daniel) (suite)

Le petit peuple des boutiques et des officines, peu accessible à la belle rhétorique, comprend fort bien en revanche son style simple et direct et apprécie l’évidence de son bon sens. Jamais Defoe ne défend des théories utopiques ou fumeuses. Son argumentation révèle toujours une logique rigoureuse, étayée par de solides références, que ce soit par exemple dans An Argument Shewing that a Standing Army (1698), défense du projet de création d’une armée permanente auquel s’opposait le Parlement, ou dans The Two Great Questions Consider’d (1700), c’est-à-dire Deux Grandes Questions examinées en fonction des attitudes possibles de la France dans le problème de la Succession d’Espagne. Toutefois, son goût de la polémique l’emporte parfois sur sa prudence politique, et, quoique publié anonymement, The Shortest Way with the Dissenters (le Plus Court Moyen d’en finir avec les dissidents, 1702) conduit après de nombreuses péripéties son auteur en prison. Comme la sentence qui le frappe prévoyait également l’exposition sur la place publique, il compose rapidement ce fameux Hymne au pilori qui transforme la punition infamante en triomphe populaire. Il semble toutefois moins heureux douze ans plus tard avec les whigs quand il veut les prendre au piège du paradoxe (celui qui avait si bien servi contre les tories) de Reasons against the Succession of the House of Hanover (Arguments contre la maison de Hanovre). On affectera de le suivre dans sa démonstration « séditieuse ». Et il se retrouve finalement une nouvelle fois à Newgate.


« A Review of the Affairs of France »

Si la bourgeoisie aspire à s’élever, à jouer son rôle dans les affaires de la nation, et The Complete English Gentleman (le Parfait Gentleman anglais, v. 1730, publié en 1890) donne à cet égard des indications très caractéristiques, il faut l’éduquer, l’instruire, la préparer à ses futures tâches. En un mot, l’informer. Il importe qu’elle connaisse la vérité sur les événements de l’Angleterre et des autres pays d’Europe. Pour l’essentiel, Defoe pense que son vrai rôle est là, et ce rêve politique qu’il poursuit, la bataille autour des « dissidents » et du « pilori » va, par un étrange destin, lui permettre de le réaliser. Grâce aux subsides dispensés par le ministre Harley, Defoe se trouve en mesure de fonder Une revue des affaires de France... Dès le premier numéro paru en février 1704, il précise son programme dans un « éditorial » : « Placer dans un jour plus lumineux les affaires de l’Europe » (et pas seulement de la France), « mettre le public en garde contre les relations partiales de nos barbouilleurs de papier. » Il veut donner « l’histoire des événements politiques », mais refuse de s’embrouiller (c’est son mot) « dans les affaires des partis », car il se souhaite impartial. « Nous poursuivrons le vrai », affirme-t-il. Ainsi, neuf ans après l’abolition de la censure sur la presse et sept ans avant que Steele et Addison ne lancent The Spectator, vient de naître ce qu’on peut à différents titres considérer comme le premier vrai journal anglais, l’ancêtre de nos hebdomadaires. Organe du parti whig qui subventionne son directeur et rédacteur unique, Une revue conserve malgré tout une assez large objectivité qui ajoute à ses qualités de bon sens, de clarté et d’intelligent équilibre. Par sa durée même, en un temps où le journal, arme de combat politique, survit rarement à la cause défendue, et surtout par la régularité et la ponctualité sans défaillance de sa parution neuf années durant, elle s’assure une audience importante. Sa forme, sa présentation, les sujets traités constituent une nouveauté bien propre à séduire un public pour qui les écrits théoriques, la polémique et le sensationnel journalistiques constituent une véritable et passionnante découverte. Aux « observations historiques sur les transactions publiques dans le monde » qui occupent la part la plus importante des quatre pages bihebdomadaires de son journal, Defoe ajoute annonces diverses et publicité commerciale ; également une chronique (au cours de la première année, car après 1705 il modifie la formule) perfectionnée et développée de nos jours dans une certaine presse, « The Mercure Scandal », dont le titre préfigure assez clairement le contenu. On peut affirmer que rien ne manquait à Une revue de Defoe : ni le meilleur ni le pire. Père du journalisme moderne, Defoe l’est encore par les procédés utilisés pour susciter et maintenir la curiosité, l’intérêt du lecteur, pour qui il invente l’« interview » — celle des criminels célèbres de l’époque par exemple — et d’authentiques « reportages » comme The Storm (l’Ouragan, 1704) ou A True Relation of the Apparition of One Mrs. Veal (la Relation authentique de l’apparition de Mrs. Veal, 1706), dans lesquels on découvre un souci de vérité qui va constituer la recherche constante et l’une des particularités essentielles de son œuvre « romanesque ».


De « The King of Pirates » à « The Fortunate Mistress »

Il ne saurait être question pour Defoe de créer des fictions, d’avoir l’air d’édifier une littérature en désaccord avec les mœurs de son époque. Mais, si pendant des siècles le public cultivé anglais n’a été nourri, à peu près exclusivement, que de « romances » en vers, dont les thèmes demeurent dans la tradition antique ou chevaleresque, il s’est toutefois produit peu à peu une évolution. Les lecteurs, plus nombreux, s’intéressent maintenant au concret, au réel, à l’utile, à l’édifiant. Defoe a parfaitement perçu cette tendance nouvelle. Il se lance donc, à partir de 1719, dans la rédaction de biographies d’aventuriers, marins, pirates, voleurs et prostituées, accompagnées des inévitables dissertations moralisantes que ne méprisent pas les pires gredins. Au « féerique », il substitue le « vrai ». Nouveauté plus remarquable encore, il introduit dans les ouvrages qu’il va écrire durant cette période de sa vie la notion parfaitement originale de la « crédibilité », qui est le propre du roman moderne. Héros réels ou imaginaires, exploits vécus ou aventures fictives, voyages et tribulations ne se différencient pas. Tout porte l’identique cachet du vrai. Pour atteindre à ce résultat, Defoe se livre à un travail de documentation parfois énorme. Il puise dans les relations d’expéditions maritimes, s’inspire de récits, de mémoires, d’épisodes vécus, de traités historiques, qu’il transpose, modifie, s’efforce de rendre attrayants en leur conservant cependant le caractère d’une apparente authenticité, sur laquelle il ne se lasse jamais de mettre l’accent. Ainsi, The King of Pirates (le Roi des pirates, 1719), récit interprété des aventures d’un certain capitaine Avery, pirate réel, prépare The Life, Adventures and Pyracies of the Famous Captain Singleton (Vie, aventures et pirateries du célèbre capitaine Singleton, 1720), avec la traversée inventée de toutes pièces, mais aussi bien documentée que possible, du continent africain, d’est en ouest. De même dans A New Voyage round the World (Nouveau Voyage autour du monde, 1724), il s’inspire d’une relation exacte sur l’Amérique du Sud pour entraîner son lecteur à la suite d’aventuriers lancés dans la région des Andes encore inconnue. C’est aux sources de l’histoire que sa fiction s’abreuve pour écrire The Memoirs of a Cavalier (1720) : son cavalier y prend une telle apparence d’authenticité que ses contemporains s’efforcèrent d’en percer l’anonymat tant ils étaient persuadés qu’il avait existé entre 1632 et 1648. Ce sont encore des événements historiques, mais empruntés à la vie de Londres, qui donnent au Journal of the Plague Year (Journal de l’année de la peste, 1722) son caractère de poignante vérité, tandis que Moll Flanders (1722), histoire d’une « prostituée », trouve sa substance au cœur de la « réalité » la plus sordide. Cette assise solide du réel ne lui fait défaut que lorsqu’il veut évoquer une société dont l’esprit lui demeure étranger, mais où il pénètre à la suite de Roxana (The Fortunate Mistress, 1724), la maîtresse fortunée d’un aristocrate.