Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
D

débilité mentale (suite)

Guidée par l’expérience clinique de Françoise Dolto, Maud Mannoni en vient rapidement à abandonner la classification « débile homogène » - « débile à résultats contradictoires » pour interroger le mode sous lequel est vécue la débilité pour l’enfant et sa famille (1954). Elle poursuit une remise en question continue, dans les cures d’enfants débiles entreprises et à travers une réflexion qui s’appuie sur les travaux de Jacques Lacan.

La publication en 1964 de l’Enfant arriéré et sa mère marque une étape importante dans l’histoire de la débilité, non seulement pour les possibilités thérapeutiques qui s’y trouvent démontrées mais encore pour les interrogations nouvelles suscitées, dans les autres domaines, au niveau même des réponses apportées aux questions soulevées par la débilité : certaines solutions psychiatriques et psychopédagogiques s’y trouvent dénoncées dans leur part de méconnaissance.


Problèmes posés par la cure psychanalytique du débile

L’indication de cure ne peut se faire sur la base du diagnostic psychiatrique ou psychométrique plus ou moins précis sous lequel on vient généralement présenter l’enfant. Et l’on peut s’interroger sur les raisons qui nous ont longtemps fait réserver le privilège de l’analyse aux cas à propos desquels on peut avancer l’hypothèse de « psychose sous-jacente ».

La gravité d’une atteinte organique n’autorise pas l’analyste à préjuger de l’évolution d’un cas ; l’importance du « déficit » ne peut se lire dans la perspective d’une causalité de type linéaire : elle s’estime essentiellement en fonction de son insertion précise et spécifique à chaque cas — dans le fantasme des parents et de l’enfant. C’est en ce sens que Maud Mannoni peut écrire : « Dans l’état actuel de nos connaissances, toute « épreuve de « psychothérapie de trois mois » vaut la peine d’être tentée, même et je dirais surtout pour l’être le plus déshérité. Car plus un sujet est organiquement atteint, plus il est appelé à vivre en parasite de la mère. » En outre, une intervention précoce est d’autant plus précieuse qu’elle permet de limiter le risque pour le sujet d’être isolé dans son défaut, et fixé comme objet de soins multipliés dans des relations de type pervers.

Les raisons pour lesquelles certains psychanalystes éliminent les cas dont le niveau mental est jugé insuffisant pour bénéficier d’une psychothérapie analytique ne sont guère justifiées ; ou bien les arguments d’ordre technique qu’ils avancent — tels que difficultés d’expression verbale, pauvreté des dessins susceptibles de donner lieu à des interprétations erronées — ne sont que la conséquence d’une certaine position théorique en psychanalyse où le langage y est réduit à un élément de comportement. La conduite de la cure et la compréhension des difficultés de l’enfant prennent pour normes des stades du développement de la libido bien délimités par rapport auxquels l’expérience analytique devient « expérience affective correctrice ». Cette dernière formule se trouve amplement développée dans les travaux d’Anna Freud ; pour les enfants qui présentent un retard intellectuel en raison de l’immaturité des fonctions du moi et des peurs archaïques dont ils souffrent, « l’élément thérapeutique de l’amélioration est... le rôle rassurant de l’analyste, non son rôle analytique », indique-t-elle dans le Normal et le pathologique chez l’enfant (1968).

C’est à partir d’un cadre théorique radicalement autre que Maud Mannoni renouvelle la question de la cure du débile, avec ce souci constant d’y préserver une approche strictement analytique. L’indication de cure ne se dégage plus uniquement à partir d’un enfant handicapé comme entité en soi ; elle se fonde bien davantage sur l’écoute du « malaise collectif » surgi à propos des difficultés de l’enfant et sur l’analyse précisément des demandes qui s’articulent à partir de ce lieu d’angoisse que vient constituer l’« enfant anormal ». « Enfant-pas-comme-les-autres et déni de castration », c’est en ces termes qu’Anne-Lise Stern précise (Recherches, 1967) le sens de cette interpellation particulière qui vient troubler parents, pédiatre et analyste.

L’investigation psychanalytique vise à déchiffrer le sens du symptôme à propos duquel parents et enfant expriment leurs plaintes respectives. La vision objective qu’offre le savoir médical est loin de recouvrir le « vécu » de la maladie par l’enfant. La lecture psychanalytique du symptôme telle que peut nous l’enseigner Lacan ne renvoie à aucune nosographie : « Le symptôme, nous dit-il, est langage dont la parole doit être délivrée », il est à situer par rapport à l’histoire individuelle du sujet, laquelle est elle-même déterminée par son histoire familiale ; il est à souligner que l’histoire ne se confond pas avec une succession de faits réels, mais qu’elle est constituée de tout un jeu de relations signifiantes effacées de la majorité des anamnèses.

La conduite de la cure du débile présente des caractères communs avec celle de la cure du psychotique d’un point de vue technique ; dans les deux cas, en effet, une grande importance doit être accordée dès les premiers entretiens au discours des parents. Le pronostic de la cure, indique Maud Mannoni, dépend de la façon dont le « discours parental » pourra évoluer, c’est-à-dire de la manière dont chacun des parents pourra supporter une remise en question de ses propres rapports avec les signifiants fondamentaux que constituent le nom du père, la loi, la castration et la mort.

Il est en particulier nécessaire de préciser la place qu’occupe l’« enfant anormal » dans le fantasme de la mère. Dès avant sa naissance, l’enfant y tient une place particulière ; s’il naît « infirme », la mère, en l’absence de repères d’identification par rapport à cet enfant, va vivre son angoisse en fonction de ce qui l’aura marquée dans sa propre histoire. Leur situation duelle se crée, où la mère répond à la demande de l’enfant avec ses fantasmes propres, et l’enfant façonne lui-même sa mère en induisant un type de relations sado-masochistes. Si l’enfant sort de cette relation de parasitage pour se manifester comme sujet désirant, « c’est son corps qui ne lui appartient plus et qui est comme aliéné » (la maladresse motrice est souvent à comprendre en fonction de ce type de rapport). Le sens de la débilité de l’enfant doit d’abord être recherché dans la mère, mais cela ne signifie pas pour autant que c’est la mère qui est à traiter. Cette première étape permettra ensuite à l’enfant d’assumer sa propre histoire, dans la poursuite de la cure où l’intrusion des parents remettra souvent l’analyste à l’épreuve. C’est en lui donnant une dimension de sujet qu’il pourra reprendre en main sa destinée et parvenir à un certain dépassement de son malheur.