Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Alexandrie (suite)

L’alexandrinisme (iiie-iie siècle av. J.-C.)

Du jour où la vieille capitale littéraire du monde grec, Athènes, perd avec le règne d’Alexandre son indépendance et cesse d’occuper une place de premier plan, on voit prendre naissance à Alexandrie, sous les Ptolémées, ainsi qu’à Pergame et à Antioche, une forme d’art nouvelle, l’alexandrinisme, qui s’épanouit jusqu’à la domination romaine.

Simultanément, l’activité intellectuelle se porte vers les recherches érudites et scientifiques (mathématiques d’Euclide, physique d’Archimède, géographie d’Ératosthène, philologie d’Aristarque, philosophie d’Épicure, histoire de Polybe). La littérature pure, notamment la poésie, offre un singulier mélange de qualités et de défauts. En effet, si l’âge d’or de la création grecque avait puisé ses sources dans la vie même d’Athènes et exploité les grands thèmes du patriotisme, de la religion, de la politique, ces généreuses valeurs d’inspiration sont taries avec l’alexandrinisme. On est désormais en présence d’une littérature d’école, de bibliothèque, de cabinet. Le souffle manque, le souci de l’art pour l’art et du métier se substitue à l’imagination créatrice. De là une facture un peu précieuse, un peu mièvre, de là une habileté trop savante, une recherche constante et faussement naïve de la perfection formelle. Une nouveauté, cependant : la peinture de l’amour, faite en des termes souvent fades, mais où transparaît parfois une émotion sincère liée à une certaine acuité de l’analyse.

L’époque alexandrine comprend beaucoup d’écrits, mais peu d’écrivains. On pourrait facilement glaner çà et là quelques morceaux d’anthologie : on en retirerait une impression fausse, l’idée d’une grande richesse et d’une grande variété. En fait, ce qui frappe dans cette littérature, c’est la monotonie. On trouve toujours les mêmes thèmes, souvent sur un fond de mythologie galante, lieux communs de morale ou descriptions d’un amour.

Seuls quelques noms se détachent dans cette abondante production, une dizaine et pas plus. C’est d’abord dans les œuvres de Philétas (Cos v. 340 av. J.-C.) et de son groupe qu’apparaît le plus pur esprit alexandrin. Ce grammairien, dont il reste une cinquantaine de vers, a donné le modèle de l’élégie amoureuse et mythologique, de l’épigramme ciselée. Tibulle et Properce, surtout, subiront son influence. Après lui surgit la veine réaliste des mimes d’Hérondas (iiie s. av. J.-C.) : dans sa série de brefs poèmes, il y a de rapides peintures des mœurs, des silhouettes amusantes. Le réalisme affleure encore dans la poésie de Théocrite (Syracuse ? v. 315 - v. 250 av. J.-C.) : ce créateur du genre bucolique (Idylles, I, IV-XI) chante les amours des bergers, les joies de la moisson, la chaleur de l’été déclinant (les Thalysies, VII), célèbre les légendes du folklore pastoral, mais compose encore des mimes dramatiques (XIV et XV) ou lyriques (II et III), dont les plus célèbres sont les Magiciennes, aux accents aussi douloureux que ceux de Sappho, et les Syracusaines, charmante petite comédie. Ses contes épiques (XIII, XXII, XXIV et XXV) présentent un caractère familier et vivant, qui tranche avec l’insupportable érudition de ses prédécesseurs. Il y a moins d’émotion chez son contemporain Léonidas de Tarente : ses quelque cent épigrammes restent toutefois élégantes. Bion et Moschos (iie s. av. J.-C.), ce dernier admiré de Catulle, imitateurs de Théocrite, sans l’égaler non plus, écriront des vers gracieux.

La littérature d’école triomphe avec Callimaque, Aratos et Apollonios de Rhodes. Callimaque (Cyrène v. 310 - v. 235 av. J.-C.) est le type même du poète officiel. Au lyrisme savant et artificiel de ses Hymnes font suite des Épigrammes, d’un sentiment beaucoup plus naturel. Catulle traduira intégralement sa Chevelure de Bérénice. Properce et Ovide le chériront. Quant au poète didactique Aratos (Soles, Cilicie, v. 315 - en Macédoine v. 240 av. J.-C.), auteur des Phénomènes en deux livres traduits par Cicéron, il a de la facilité, mais aussi de la froideur. Il servira de guide à Virgile. Le plus grand de ces poètes plus savants qu’inspirés, et qui personnifient ainsi les défauts de leur temps, est Apollonios de Rhodes (v. 295 - v. 230 av. J.-C.). En dépit de tout le bagage érudit de ses Argonautiques, en dépit de son manque de souffle épique, ce poète a su peindre le premier l’évolution d’une passion : l’amour de Médée pour Jason. Son analyse a une résonance minutieuse et forte, singulièrement moderne.

Après Apollonios, la littérature alexandrine est en pleine décadence. L’étrange et décousu poème de Lycophron (v. 320 - v. 250 av. J.-C.), Alexandra, œuvre d’une obscurité qui fait le désespoir et la joie des exégètes, ne compte certes pas parmi les réussites. On assiste désormais à la continuation des diverses tentatives des premiers maîtres. Mais il n’y a aucune œuvre marquante. On ne peut que souligner au passage la Couronne de Méléagre (140/130-60 av. J.-C.), recueil des meilleures pièces de la poésie légère du viie s. au iie s. av. J.-C.

Au total, l’alexandrinisme représente une transformation profonde du fond et de la forme. Les sujets traités sont différents, et la façon de les aborder n’est pas la même. L’art de la composition faiblit : on préfère le morceau brillant à l’ensemble structuré et le détail savant à la large fresque. Le style est l’objet d’une étude raffinée : les mots sont choisis pour eux-mêmes, surtout s’ils sont rares, les vers sont ciselés, mais l’élégance supplée à l’émotion et à la sincérité. Quant à la versification, elle abandonne les rythmes lyriques au profit de l’hexamètre simple et du distique élégiaque : ces mètres acquièrent une précision et une finesse inconnues. Les poètes latins sauront heureusement tirer parti de ces qualités comme de ces défauts.

A. M.-B.

 A. Couat, la Poésie alexandrine sous les trois Ptolémées (Hachette, 1882). / P. E. Legrand, Étude sur Théocrite (Fontemoing, 1898) ; la Poésie alexandrine (Payot, 1924). / E. Cahen, Callimaque et son œuvre poétique (E. de Boccard, 1929).