Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cyprien (saint) (suite)

Le conflit avec le pape Étienne

Les années qui suivent cette rude période sont des années calmes. Cyprien réorganise son Église. Ses lettres pastorales, ses écrits consacrés à des sujets de théologie pratique et d’apologétique sont lus dans tout l’Occident latin, où son influence s’étend. Mais en 255-56 éclate un grave conflit qui met aux prises l’évêque de Carthage et Étienne Ier, évêque de Rome (254-257).

Jusqu’alors, les deux Églises avaient entretenu de bonnes relations. En 251, Cyprien et les évêques africains avaient pris fait et cause pour le pape Corneille (251-253), menacé par le schisme de Novatien, schisme causé par la prise de position compréhensive de Corneille à l’égard des lapsi ; Rome connaît les mêmes difficultés que Carthage. Novatien, qui s’est fait sacrer évêque, conteste la validité de l’élection de son rival au siège de Rome. Le concile de Carthage de 251 reconnaît le pape Corneille et éconduit les envoyés de Novatien. Ces événements donnent naissance au plus important des traités de Cyprien : De l’unité de l’Église. Corneille, mort en exil en 253, est remplacé par Lucius, qui ne reste pas un an en charge. En mai 254, Étienne Ier le remplace. Le nouvel élu n’a pas le caractère pacifique de ses prédécesseurs. Énergique jusqu’à l’emportement, il est très féru de son autorité et conscient de l’importance du siège qu’il occupe.

Dès le début, entre le pape de Rome et le « pape » de Carthage, quelques malentendus se manifestent. Il y a l’affaire de l’évêque Marcien d’Arles, accusé de complaisance envers les thèses rigoristes de Novatien, et qu’Étienne hésite à exclure du corps épiscopal. Celle aussi de deux évêques espagnols déposés par leurs collègues pour graves irrégularités : mal informé ou circonvenu, le pape les maintient dans leurs fonctions. Cyprien fait part de sa désapprobation et il le dit à sa façon, qui est catégorique.

Un autre conflit plus grave va opposer non plus deux hommes mais l’ensemble des Églises africaines à celle de Rome. Il s’agit de la question de la validité du baptême conféré par les hérétiques. Dès la fin du iie s., ce problème avait été débattu dans le monde chrétien et avait reçu des solutions différentes. En règle générale, l’Église de Rome considère ce baptême comme valide et ne rebaptise pas les hérétiques qui se convertissent ; elle se contente d’une cérémonie de réconciliation. Par contre, les Églises d’Afrique, jugeant ce baptême sans valeur, rebaptisent les hérétiques convertis. En pratique, les diverses Églises s’en tiennent au statu quo. Les divisions et les désordres suscités par la persécution de Dèce contribuent à donner un regain d’actualité à cette question. La personnalité des chefs de file des deux camps soulèvera une tempête.

En 255, un certain Magnus consulte Cyprien au sujet de la validité du baptême donné par les partisans de Novatien, qui se sont répandus en Afrique. Cyprien défend, d’abord en son nom propre, la thèse de l’invalidité. Deux conciles réunis à Carthage en automne 255 et au printemps 256 confirment les vues de Cyprien et les traditions africaines. Selon l’usage, l’assemblée des évêques notifie en 256 par lettre synodale à l’évêque de Rome ce qu’elle tient pour conforme à la vérité.

Ce message est fort mal accueilli à Rome. Pourtant, Cyprien, rédacteur de la lettre, a usé de ménagements pour ne pas heurter son collègue romain. Étienne, très mécontent de la décision africaine, répond par une lettre catégorique. Il exige que désormais on veuille bien observer en Afrique l’usage traditionnel romain ; le tout assorti de commentaires désagréables à l’égard de l’évêque de Carthage et d’une menace d’excommunication. La riposte ne se fait pas attendre. Le 1er septembre 256, un troisième synode se réunit à Carthage : 87 évêques y assistent. En sa qualité de président de l’assemblée, Cyprien invite les participants à se prononcer en toute liberté sans craindre qu’il en résulte pour eux le moindre désagrément. Et il ajoute : « Nul d’entre nous ne s’érige en évêque des évêques ou par une contrainte tyrannique n’oblige ses confrères à une obéissance forcée. » Point n’est besoin de sous-titre pour comprendre qui est visé. Ce trait et d’autres encore décochés par des évêques moins réservés montrent assez dans quelle atmosphère se déroulent les délibérations. Le résultat est sans surprise : l’assemblée maintient son opposition à la coutume romaine qu’on veut lui imposer.

La controverse gagne l’Église grecque d’Orient, où en règle générale on partage le point de vue des Africains. Si Denys († v. 265), patriarche d’Alexandrie, penche pour la façon de faire romaine, la plupart des évêques orientaux apportent leur appui à Cyprien. L’un d’eux, le très influent Firmilien (v. 268), évêque de Césarée en Cappadoce, intervient par une lettre virulente qui dépasse de loin ce qui a été écrit jusqu’alors. Étienne, traité de Judas, y est accusé de faire l’important avec son siège de Rome et de causer « par sa folie manifeste et patente » des troubles profonds « dans les Églises du monde entier ».

On est au bord de la rupture quand paraît en août 257 le premier édit de persécution de Valérien. Le pape Étienne en est une des premières victimes ; son successeur Sixte II meurt l’année suivante. Devant le danger, les discussions théologiques passent au second plan. Cyprien lui-même est arrêté le 30 août 257 et assigné à résidence dans la localité de Curubis, l’actuelle Korba, à cent kilomètres environ de Carthage. En juillet 258, un nouvel édit aggrave les premières rigueurs. Ramené dans sa ville, Cyprien a la tête tranchée le 14 septembre. La controverse se termine sans qu’aucune solution positive lui soit donnée. Il faudra attendre une centaine d’années et la conclusion de l’aventure donatiste, où saint Augustin* jouera un rôle de premier plan, pour voir triompher en Afrique les principes romains.

Dans ces deux conflits qui ont secoué l’Église au milieu du iiie s., il paraît difficile d’avoir une idée très nette de la pensée de Cyprien. Dans les deux cas, son attitude est différente : il est avec le pape Corneille au nom de l’unité de l’Église, il s’oppose au pape Étienne au nom des droits des évêques, prenant par là même le risque de briser cette unité. En la personne d’Étienne et de Cyprien s’affrontent deux conceptions de l’Église : le courant monarchique et le courant collégial. « Les dangers du particularisme d’une part, de l’autoritarisme de l’autre, se laissent déjà pressentir dans ce grand débat. » (J. Daniélou.)

I. T.

➙ Chrétiennes (littératures).