Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

cubisme (suite)

En 1908, ce dernier insiste sur la décomposition cézannienne des volumes dans les paysages de l’Estaque exposés en novembre chez Kahnweiler. À leur sujet, le critique du Gil Blas, Vauxcelles, écrit : « Braque [...] réduit tout à des schémas géométriques, à des cubes. » Travaillant parfois de mémoire comme Picasso (le Port, 1909, coll. W.P. Chrysler, New York), Braque développe le jeu des touches parallèles, des passages et de la fragmentation des plans dans ses vues de La Roche-Guyon (été 1909). Pendant l’hiver 1909-10, son cubisme analytique se constitue à travers les paysages plus arbitrairement orthogonaux de Carrières-Saint-Denis et les natures mortes, où la reconstruction linéaire prime la décomposition des formes (Verre sur une table, coll. Hornby, Londres). Braque se tourne, l’été venu, vers des compositions abstraites (les Usines de Rio Tinto à l’Estaque) suggérant plutôt que décomposant les objets par des facettes et des arêtes. C’est l’époque des compositions ovales et des toiles « hermétiques », où l’apport du monde extérieur se réduit à quelques suggestions et laisse la place libre aux exercices abstraits (Homme au violon, 1911, coll. Bürhle, Zurich). Mais déjà Braque a peint au pochoir le mot Bal et des chiffres sur la toile intitulée le Portugais (musée de Bâle), innovation riche de possibilités, qu’il répétera dans ses natures mortes à son retour de Céret.

En 1912, les premiers collages concrétisent le passage du stade de la représentation à celui du phénomène plastique. Mais Braque, capable de prendre à l’égard de la réalité les mesures les plus abusives et les plus arbitraires, maintient fermement sa présence, fût-elle dissimulée et secrète, traduite seulement par l’émotion qu’elle suscite. Il réalise en septembre le dessin intitulé Compotier et verre avec une feuille de papier imitant le bois, procédé qu’il emploiera souvent et dont il avait appris la technique pendant ses années d’apprentissage comme peintre en bâtiment. Pour lui, outre cet aspect de matérialité concrète, la fonction première du papier collé est picturale : les surfaces quadrangulaires de journaux découpés et de papiers aux couleurs sourdes sont les plans de base à partir desquels se développe la composition. L’aspect et la technique de beaucoup de toiles de Braque en 1913 et en 1914 découlent directement des papiers collés. Un certain nombre de détails sont des « clés » pour déchiffrer l’œuvre : par exemple, dans la Femme à la guitare, un journal avec son titre et le mot sonate. Aisance et libre jouissance du terrain plastique conquis s’expriment dans les œuvres de 1914 : Femme assise, Nature morte à la pipe.

La mobilisation surprend Braque à Sorgues, où il travaille non loin de Picasso et de Derain, installés à Avignon. À son retour du front, désormais séparé de Picasso dont l’évolution diverge de la sienne, il se libère, au profit d’un art d’équilibre et de sensibilité, de toute règle trop stricte : la phase dogmatique de l’avant-guerre est close.


Juan Gris

(Juan José Victoriano González, dit) [Madrid 1887 - Boulogne-sur-Seine 1927]. Arrivé à Paris en 1906 ; cet Espagnol, dont il est important de souligner la formation scientifique (il sortait de l’École d’arts et manufactures de Madrid), s’installe au Bateau-Lavoir, où il fait la connaissance de Picasso. Dessinateur publicitaire, il exécute d’abord des gouaches et des aquarelles très « modern style », puis en 1910 des œuvres plus naturalistes. À partir de 1911, il peint à l’huile, interprétant méthodiquement les découvertes de ses camarades. Il expose chez Clovis Sagot, au Salon des indépendants (Hommage à Picasso) et à la Section d’Or, puis, à l’exemple de Picasso et de Braque, cesse de montrer ses œuvres dans les Salons.

Son intelligence mathématique cherche à clarifier le désordre apparent du cubisme analytique. L’Hommage à Picasso (Art Institute, Chicago), synthèse de vues différentes du visage organisées en facettes sous un éclairage latéral, illustre une démarche réfléchie, plus intellectuelle, moins intuitive que celle de Picasso et de Braque. Dans le Portrait de Germaine Raynal (1912, coll. Raynal), il recourt à une charpente de lignes, telle l’armature d’un vitrail, et étudie son sujet sous un angle particulier à l’intérieur de chaque compartiment. Cette méthode, transposée avec une précision accrue dans des natures mortes dont il nous livre presque la description en plan, coupe et élévation, aura une forte influence sur les personnalités secondaires du mouvement cubiste.

Juan Gris est le premier à suivre Picasso dans ses recherches de collages en introduisant un morceau de miroir comme témoin irréductible de la réalité dans sa toile intitulée le Lavabo (1912, galerie Louise-Leiris). Il trouvera dans le cubisme synthétique le climat idéal pour son intelligence doctrinaire, que tente la proposition suivante : puisque, en définitive, il importe toujours d’aboutir à une construction plastique, ne serait-il pas justifié de s’en tenir dès le début aux formes abstraites conçues par l’esprit ? Il ne reniera cependant jamais la nature : « Cézanne, d’une bouteille, fait un cylindre, d’un cylindre, je fais une bouteille, une certaine bouteille. » Sans abandonner la couleur, comme le montrent les paysages exécutés en 1913, à Céret, auprès de Braque et de Picasso, il élabore une esthétique personnelle que définissent les grandes surfaces géométriques en trompe l’œil de bois dans un Violon et guitare de 1913 (coll. D. Colin, New York).

Pendant la guerre, ses recherches se font plus complexes et plus raffinées (Nature morte à la guitare, 1915, musée Kröller-Müller, Otterlo). Le nombre des objets augmente, ainsi que leur fragmentation dans l’espace. Dans la Nature morte en face d’une fenêtre ouverte, les objets, hors certains détails en trompe l’œil, perdent leur individualité, deviennent les produits de la mémoire et de l’intellect. Cette évolution semble en rapport direct avec une schématisation des formes que Gris réalise depuis 1914 dans ses papiers collés. De 1917 à 1920, alliant la précision intellectuelle à l’intuition plastique, Gris peint des toiles qui resteront parmi les plus élégantes, les plus solides et les plus démonstratives qu’ait produites le cubisme (le Joueur de guitare, le Damier, 1919). La fin de sa carrière, interrompue par une grave maladie en 1920, est caractérisée par des formes plus sinueuses, plus modelées, plus détendues. Gris demeure néanmoins entièrement fidèle au cubisme et à son austérité poétique.

R. H. et S. M.