Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

cubisme (suite)

La brutalité sans concession de la révolution cubiste, sa réprobation pour l’individualisme et les excès de l’expression personnelle entraînèrent rapidement la nécessité d’une évolution. L’apparition des papiers collés avait déjà manifesté vers 1911 un besoin de renouvellement (introduction de lettres typographiques, de faux bois, puis de fragments authentiques de journaux ou de tissus) : il s’agissait d’un nouvel effort pour dépouiller l’art de toute subjectivité trop individualisée. Ces éléments bruts, utilisés tels quels, faisaient sentir tout ce qui séparait la vérité optique, brutalement introduite par ses fragments authentiques, de la réalité picturale, qui s’en était rendue indépendante. Le rôle secondaire que le cubisme concède à la nature, qui se réduit à un point de départ initial, ira en s’atténuant, en s’éteignant. En 1913, dans son ouvrage les Peintres cubistes, Apollinaire affirme : « Ce sera de la peinture pure. » La même année, commence une seconde phase, celle du cubisme synthétique, où les fragments du réel, cessant d’obéir aux lois physiques, passent sous l’autorité des lois plastiques, qui conditionnent leur nouvelle organisation. Ces fragments, discernés, dégagés, peuvent être assemblés d’une manière plus cohérente, plus logique, plus conforme enfin aux règles générales reconstituées par l’intelligence et ne faisant plus place à ce qui est accidentel. Ayant ainsi procédé à l’épuration réclamée par sa doctrine, le cubisme n’hésitera pas à rouvrir ses portes à la couleur.

La période synthétique, à laquelle participeront activement Léger et Gris, va donner des libertés croissantes aux audaces de Braque et de Picasso. Celui-ci utilise l’intelligence la plus lucide et la plus raffinée à dénigrer le monde visible, rendu apparemment incohérent, mais plié à cette logique nouvelle, interne et arbitraire, qui superpose un univers impossible à un univers accoutumé, tout en considérant que l’œuvre, si audacieuse soit-elle, doit tirer son origine de la nature savamment sélectionnée et recomposée. Sa personnalité autoritaire et doctrinaire suggère à Juan Gris d’aller jusqu’au bout des conséquences logiques. L’abstraction, déjà, s’impose, tout en consentant à revêtir la particularité d’un objet : « Je vais du général au particulier, c’est-à-dire que je pars d’une abstraction pour arriver à un fait réel. » Nouveau mode de représenter le monde, le cubisme se rattache donc encore, malgré la fragilité du lien, à la peinture traditionnelle. Ces recherches systématiques seront poussées par certains jusqu’à leur plus extrême conséquence : l’abstraction* pure et géométrique, à laquelle aboutissent, après leur passage à travers la discipline cubiste, Mondrian*, fondateur du Stijl*, et Auguste Herbin, fondateur de « Abstraction-Création ».

Cependant, un certain revirement va se produire. La vie, le mouvement, la durée, tout ce qui relève des capacités sensibles, tout ce qui était exclu par le statisme des formes et l’ascétisme intransigeant des couleurs neutres réapparaît peu à peu. Curieusement, vers 1911, les artistes qui nient la troisième dimension (« La surface plane est un monde à deux dimensions, [...] prétendre l’investir d’une troisième dimension, c’est vouloir la dénaturer dans son essence même ») s’intéressent à la quatrième dimension, où ils voient la dimension de la durée. Ils pensent que, si l’analyse des volumes par plans segmentés a permis de faire rentrer le relief et la profondeur dans la loi stricte de la surface unie, il devrait être possible analogiquement d’y ramener le successif en introduisant sur la toile ce qui peut se découvrir seulement par des regards échelonnés dans le temps. Combinant les formes frappantes retenues par cet examen en une reconstruction gratuite, on obtenait une représentation simultanée qui utilisait la durée tout en l’annulant. Cette simultanéité, Apollinaire la rêve pour la poésie, et Delaunay médite sur ses précédents néo-impressionnistes. Sous l’impulsion de ce dernier, qui se dit l’hérésiarque du cubisme, une nouvelle tendance, baptisée orphisme par Apollinaire, se fait jour au sein du cubisme même, redonnant à la couleur son rôle dynamique, faisant appel à l’une des clefs de notre temps : l’énergie. Associant la lumière-couleur au lyrisme, si durement réprimé par ses camarades, Delaunay donne libre cours à la virulence éclatante et explosive des « formes couleurs » pures, donne forme à l’énergie dans le tourbillonnement irradiant des Disques de 1913.

Chez les cubistes orthodoxes, la couleur réapparaît comme un contrepoint : présence du ton local, alternance des valeurs froides et chaudes, étalements égaux et application par points, rayures, etc. Les témoignages se multiplient, prouvant que l’évasion hors du cubisme est cherchée dans une conversion à la couleur, à l’intensité, au mouvement. Jacques Villon affirme : « Je suis le cubiste impressionniste, j’avais trop d’amour de la vie mouvante pour être cubiste sectaire. » Léger, « en cherchant l’éclat et l’intensité », rencontre le symbole le plus matériel du modernisme : la machine. Delaunay et Kupka ouvrent la porte à l’abstraction chaude, et le futurisme*, utilisant les innovations du cubisme à des fins opposées, prélude à l’art cinétique.

Le cubisme synthétique, exploitation plénière des initiatives et des découvertes nouvelles, vit son élan brisé en 1914. Ses tenants disposèrent, pour se laver l’esprit des fièvres idéologiques, de quatre années où ils furent dispersés, confrontés avec des réalités plus concrètes et combien plus pressantes. Certains étaient déjà trop marqués par la nouvelle doctrine pour la remettre en question. S’ils y restèrent fidèles, du moins l’humanisèrent-ils. Ainsi, Braque, sans rien perdre de la distance que sa vision avait su prendre à l’égard des apparences, ne se crut plus obligé de s’isoler dans l’ascétisme de la nature morte, mais, à l’amour de l’objet, ajouta celui de la nature, abandonné depuis ses débuts cubistes, et celui de l’être humain. Picasso, que l’épouvante de devenir prisonnier d’une formule précipitera toujours vers d’autres recherches (« Répéter, a-t-il dit, c’est aller contre les lois de l’esprit, sa fuite en avant »), rompit le cercle enchanté du cubisme et se dirigea momentanément vers les exemples de la tradition gréco-latine.