Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

critique (suite)

En partant d’une même conception de l’œuvre comme d’un objet de consommation proposé au public et dont il s’agit de dire s’il est assimilable ou non, d’autres critiques se soucient moins de respecter le régime d’estomacs délicats que d’exciter leur appétit pour des mets insolites et plus relevés. Ils décident non plus au nom d’une littérature passée et fixée, à laquelle il suffirait d’annexer les œuvres qui lui ressemblent, mais au nom d’une littérature nouvelle, à faire, à précipiter sans cesse vers de nouvelles conquêtes. Critique « avant-courrière », comme le disait Sainte-Beuve à l’époque des grandes batailles romantiques ; critique de « gaillard d’avant », comme la définit aujourd’hui Julien Gracq : elle a l’enthousiasme de l’aventure et s’expose à toutes les déconvenues des découvreurs de faux Eldorados. Il lui faut, en effet, au lieu de couronner les émules de maîtres consacrés, saluer les maîtres futurs, et, tout comme Sainte-Beuve regrettait d’avoir pris la brutalité d’un « gladiateur » (Hugo) pour la supériorité du génie, Julien Gracq s’inquiète que le « radar du critique » puisse confondre une « île au trésor » et un « iceberg ». Le critique hésite d’autant plus à affronter les hasards d’une critique prospective que l’écrivain d’aujourd’hui se passe volontiers de ses services et réfléchit lui-même sur les conditions de son art, définit ses objectifs, précise ses pouvoirs : on ne saurait être romancier sans avoir élaboré une théorie du roman. Quand la création littéraire devient opération de laboratoire, le simple technicien qu’est le critique n’est plus admis parmi de savants chercheurs.

À moins qu’il ne renonce à pratiquer une « critique de lancée » pour se consacrer à une « critique de structure » (R. Barthes). Telle est bien la conception qui l’emporte aujourd’hui : la critique n’apparaît plus guère comme un art du discernement ; elle se présente volontiers comme une science de la littérature. Fort des secours que lui apportent les diverses sciences de l’homme (histoire, psychologie, psychanalyse, sociologie, linguistique...), le critique ne se contente plus de déguster les œuvres et d’initier ses lecteurs à une exquise gastronomie ; il les soumet à une étude minutieuse et à des enquêtes de toutes sortes, plus à l’aise, pour ce travail d’analyse et de décrypteur, avec les œuvres du passé qu’avec celles de la littérature vivante.

À dire vrai, cette révolution dans la critique ne date pas d’hier. Elle s’est esquissée avec les premiers progrès de la pensée historique au cours du xviiie s., pour s’affirmer dans la première moitié du xixe s. L’œuvre, dès lors, est considérée non plus comme une sorte d’objet « naturel » parmi d’autres, dont elle se distinguerait seulement par certains caractères esthétiques universellement observables, mais comme le résultat de l’activité d’un esprit. Elle n’est plus traitée comme un ensemble de signes destinés à un public qu’il s’agit de séduire ou de convaincre en observant certaines règles ou certains usages, mais comme un ensemble de signes par lesquels un homme s’est exprimé. Modification capitale de l’attitude critique : on ne s’intéresse plus à l’œuvre seule pour la juger, la nommer et la classer ; on s’attache à décrire le passage de l’auteur à l’œuvre, à découvrir l’homme dans l’œuvre. L’examen des circonstances de la création littéraire s’est ainsi substitué aux jugements de valeur de la critique classificatrice. Au lieu de dresser une sorte de catalogue des genres en fonction de modèles propres à chaque genre (comme le faisaient encore C. Batteux en 1746 dans son Traité des beaux-arts ou même N. Lemercier en 1817 dans son Cours analytique de littérature), de nouveaux critiques se sont appliqués à peindre les écrivains eux-mêmes et ont proposé à leurs lecteurs biographies et portraits. Les Anglais ont été les premiers à s’engager résolument dans cette voie : Samuel Johnson* publie en 1781 ses Vies des poètes anglais les plus célèbres pour servir de notices à une grande édition des œuvres de ces poètes. En effet, les progrès du journalisme et de la librairie favorisent cette évolution de la critique. Le développement, plus lent, de la presse et de l’édition française a permis, quelques décennies plus tard, une transformation analogue. À l’époque du grand débat romantique, l’apparition de nouveaux journaux et périodiques littéraires permet aux critiques de s’exprimer plus volontiers, autrement que par le truchement de volumineux traités. Dans leurs chroniques de la Revue des Deux Mondes et de la Revue de Paris, Sainte-Beuve* et Gustave Planche (1808-1857), mieux que tout autre, inaugurent le genre du portrait littéraire. Ils pratiquent ainsi la critique comme un art, en essayant de recréer l’image de l’auteur telle qu’ils la saisissent dans son œuvre, en attrapant « le tic familier, le sourire révélateur, la gerçure indéfinissable » (Sainte-Beuve, Portrait de Diderot, dans ses Portraits littéraires, 1832). Cette ambition de restituer la vie n’exclut pas la prétention scientifique. Les sciences naturelles, popularisées par le débat entre Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, proposent de nouveaux modèles de description et de classification. Il ne s’agit plus d’étiqueter et de classer des œuvres, mais, en traitant celles-ci comme les productions caractéristiques de telle ou telle sorte d’esprit, de regrouper les esprits eux-mêmes par « familles » afin de servir à l’édification d’une véritable science morale, d’une science de l’homme. Cependant, les progrès des sciences de l’homme proprement dites, et d’abord de la psychologie, devaient peu à peu révéler la vanité d’une telle entreprise et démontrer qu’il n’est pas bon de traiter la littérature comme un simple ensemble de documents. Les écrivains eux-mêmes protestent, tout au long du siècle, contre cette prétention de saisir l’homme dans son œuvre. Marcel Proust* résume leurs objections lorsqu’il entreprend, vers 1907, d’écrire un Contre Sainte-Beuve et souligne avec force les différences qui séparent le « moi créateur » et le « moi social ». Pourtant, Proust lui-même propose une méthode critique qui vise encore à repérer, dans les œuvres d’un même auteur, des traits caractéristiques non plus cette fois de sa personne, de son tempérament, de son esprit, mais de son imagination créatrice, de son génie.