Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

courtoise (littérature) (suite)

La croisade albigeoise n’anéantit pas les sources vives de la lyrique occitane, et le début du xiiie s. s’illustre de très beaux poèmes de combat, où Peire Cardenal ou Bertran d’Alamanon flétrissent les exactions françaises et la cupidité romaine. Les troubadours ne semblent pas être tentés par l’hérésie cathare, qui cultive le mépris du monde ; ils défendent une certaine douceur de vivre menacée par les barons du Nord et sont attachés à la covivensa, ou tolérance occitane.

Au milieu du xiiie s., la canso ne se renouvelle qu’en accentuant l’ambiguïté de la dame, qui tend à se confondre avec la Vierge ou avec l’Église. Les troubadours n’en arrivent toutefois jamais à faire de la femme la médiatrice entre le poète et Dieu ; le pas sera franchi, à l’extrême fin du siècle, par les Italiens du dolce stil nuovo, Dante et Cavalcanti surtout, puis, beaucoup plus tard, par Pétrarque, qui transmettra le message des troubadours aux poètes galants du xvie s. et du xviie s.

Les derniers troubadours (v. 1250) se sauvent par la qualité de leur musique, art où excellent Guilhem de Montanhagol et Guiraut Riquier († 1280). Un peu plus tard, la doctrine amoureuse de leurs devanciers est encore résumée dans le joli roman de Flamenca (séduction d’une mal mariée par le preux Guillaume de Nevers) et dans certaines pages du volumineux Bréviaire d’amour de Matfre Ermengaut.

Les premiers disciples des troubadours sont les trouvères du Nord : Chrétien de Troyes (v. 1135 - v. 1183) écrit deux chansons (v. 1165) où il prend parti contre une conception trop fatale de l’amour. Puis viennent (entre autres poètes) : le châtelain de Coucy, passé maître dans la chanson de croisade (il prétend se croiser non seulement pour le service de Dieu, mais aussi pour la gloire de sa dame, et son œuvre s’enrichit de références littéraires, par exemple au Lancelot, dont Chrétien fait le protagoniste de son Chevalier à la Charrette) ; Conon de Béthune (1150?-1219), qui est l’un des chefs de l’expédition contre Constantinople en 1204 ; Gace Brulé, poète nostalgique et timide, sans doute à cause de son humble naissance ; Guiot de Provins, chantre de l’amour « sans repentir », qui développe le lieu commun de la folie amoureuse (c’est folor que d’aimer une dame prestigieuse et parfaite, mais cette outrecuidance est sagesse suprême, parce qu’elle fait accéder à toutes les vertus). L’« érotique » des trouvères est plus respectueuse que celle des troubadours. Le poète aspire à l’union charnelle, mais de manière plus lointaine et souvent plus voilée. Il espère moins la saisine de la dame par le baiser que la seule saisine par le regard (la saisine est l’acte par lequel la dame agrée le service de son homme lige). La conquête de la femme aimée est donc plus laborieuse : elle exige non seulement la valor, mais aussi la proece, qui n’est pas la proeza provençale et implique le courage et la force physique.

Thibaut IV de Champagne (1201-1253), roi de Navarre, pratique après 1220, malgré son rang princier, la même érotique de la soumission. Vers 1250, l’inspiration des trouvères change avec Colin Muset, poète de l’amourette et des plaisirs simples et familiers : il sacrifie le mythe de la dame au goût de la bonne chère. Adam de la Halle (v. 1240 - v. 1285) est le plus beau fleuron de la poésie bourgeoise d’Arras (après 1260). Dans son Congé, poème non chanté, en douzains octosyllabiques, il infléchit la courtoisie dans le sens de l’amour conjugal. Excellent musicien, il pratique le motet à plusieurs voix, où le texte devient inaudible. Il a écrit aussi de nombreuses tensons, où il discute de fine amors avec d’autres trouvères arrageois.

La lyrique courtoise ressuscite au xive s. avec Guillaume de Machaut, le dernier des grands compositeurs - poètes. Elle utilise des formes fixes : rondeau, ballade, lai, virelai, chant royal. Eustache Deschamps (v. 1346 - v. 1406) lui confère une rhétorique rigoureuse. Christine de Pisan (v. 1364 - v. 1430) et Alain Chartier (v. 1385 - av. 1434), au début du xve s., puis Charles d’Orléans (1391-1465) et, après lui, les grands rhétoriqueurs (Jean Molinet, Guillaume Crétin, Jean Marot, père de Clément) maintiennent non sans artifice la fiction d’un service d’amour souvent adultère. Mais, dans bien des cas, cette poésie participe d’une esthétique de la flatterie qui caractérise la création sur commande et la pratique du mécénat princier.

La fine amors n’est pas seulement prônée par les poètes ; elle intervient aussi dans l’art romanesque. Jean Frappier et Moshé Lazar distinguent la fine amors de l’amour chevaleresque : ce dernier, qui se rencontre surtout dans le roman, suppose, lui aussi, un service d’amour ; mais il n’exige pas une maîtrise du désir comparable à celle qui était demandée au troubadour et peut s’épanouir dans le mariage. Il se justifie par la proece. Il apparaît dès l’Historia regum Britanniae de Geoffroi de Monmouth (v. 1135), et on le trouve dans le Brut de Wace (v. 1155) : les chevaliers d’Arthur brillent dans les tournois pour plaire à leurs amies, dont ils portent la manche pour étendard. L’amour chevaleresque est illustré par l’œuvre romanesque de Chrétien, en particulier dans Lancelot ou le Chevalier à la Charrette, écrit pour Marie de Champagne, fille de Louis VII et d’Aliénor d’Aquitaine.

Vers 1185, Marie de Champagne demande à un clerc, André le Chapelain, un traité de l’amour courtois qui codifie en latin les règles de l’art d’aimer. L’Ars amandi contient aussi des jugements rendus par des cours d’amour probablement fictives ; il est suivi d’une Reprobatio amoris qui condamne l’« érotique » courtoise. Celle-ci est en effet définie comme obligatoirement adultère et fondée sur l’amor mixtus, où les caresses physiques jouent un rôle important. L’Ars amandi sera traduit en français, au xiiie s., par Enanchet, puis par Drouart la Vache. Il sera condamné en 1277 par l’évêque de Paris Étienne Tempier, en même temps d’ailleurs que la secte des « goliards » (poètes médiolatins souvent libertins) et l’averroïsme de Siger de Brabant (v. 1235-1281) : réaction cléricale qui marque la fin d’une époque de recherche et de foisonnement. La fine amors cesse d’être un idéal éthique et devient un simple lieu commun littéraire.

Après 1250, la faveur du public semble aller plutôt aux adaptations des Amores d’Ovide ou de son Ars amatoria : la Clef d’amour, anonyme, ou encore l’Art d’amours de Jacques d’Amiens sont des manuels assez cyniques du parfait séducteur.