Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Corneille (Pierre) (suite)

Dans ces multiples combinaisons, le bien-fondé de l’idéal héroïque se lézarde vite ; le doute envahit déjà Rodogune et Héraclius, les virtualités de sacrifice s’estompent devant une politique de plus en plus dégradée ou contraignante. Le rôle de la passion amoureuse, indispensable comme manifestation essentielle de l’être humain, mais au second plan de la fonction dramatique, change peu à peu de sens : d’ennemie de l’héroïsme, elle devient son alliée et, pour Suréna, le suprême refuge de sa liberté intérieure.

Dans cette optique, il est assez vain de rechercher dans Corneille un traité des devoirs ou même un traité des passions. L’héroïsme, c’est la réponse active, le choix — qu’on ne saurait accomplir qu’une fois — à une situation absurde et sans issue raisonnable. La connaissance, la volonté, la « vertu », y compris le devoir de haine ou de vengeance, la constance, l’honneur sont moins des valeurs morales hiérarchisées qui seraient une fin en soi que des aspects particuliers ou des auxiliaires utiles dans un engagement où l’être dépasse l’existence.

Tout se résout dans la notion, en définitive assez simple, de générosité.

L’œuvre de Corneille se déroule sans cassure véritable, sans renouvellement ni reniement foncier au niveau de l’inspiration. Unité profonde et diversité : toutes les tragédies remettent en question les mêmes problèmes, dans des situations concrètes constamment diversifiées, prises, presque toutes, aux périodes troublées d’une seule longue et même histoire, la romaine, qui suffit à Corneille, parce qu’elle est un microcosme de l’histoire universelle.

Tributaire, comme tout écrivain, de la mentalité de son époque, Corneille a bénéficié d’un âge où la philosophie morale ne s’érigeait pas en systèmes, même en traités — Descartes lui-même ne le fait que pour les mathématiques ou la physique — et où la philosophie politique repense l’histoire du monde comme pour écarter, sans y parvenir, l’ombre inquiétante de Machiavel. Tragédie politique et non tragédie d’histoire. Les héroïnes de Corneille ne sont pas celles de la Fronde, Nicomède n’est pas Condé ni Grimoald Cromwell... pas plus que la pensée cornélienne ne se rattache à un système philosophique défini.

À travers ses personnages, c’est plutôt une interrogation passionnée sur la mesure et la valeur de l’individu, lié à un État plus ou moins stable et sain, qu’une casuistique réglée à l’avance au service du bien.

Cette politique qui lui sert de cadre et de ressort dramatique, Corneille lui-même en mesure l’inconsistance finale. Dans une des pièces les plus méconnues, Othon, dont Corneille écrivait à bon droit qu’« elle égale ou passe la meilleure des miennes » (c’était la vingt-septième), il résume ainsi le sujet : « Ce sont intrigues de cabinet qui se détruisent les unes les autres », intrigues de maîtres en matière de raison d’État, que le sort aide à se neutraliser et qui portent au pouvoir un « héros » moins impur que les autres, pressé de liquider la cérémonie du Capitole...

« Autrefois, il donnait tout au sentiment, il donne plus aujourd’hui à la connaissance ; il ouvre le cœur avec tout son secret, il le produisait avec tout son trouble. »

Le jugement de Saint-Evremond n’oppose pas deux périodes de la production cornélienne : il en confronte le point de départ et l’aboutissement.

Chaque génération reçoit différemment le verbe des grands auteurs. L’essentiel est de ne pas les récrire ni de les limiter dans un choix trop étroit, qui risque d’en diminuer, sinon d’en fausser, le sens. L’engouement ou l’éloignement pour Corneille a été lié à des préjugés sur son œuvre. Qu’on lise, en dehors des chefs-d’œuvre, la Suivante, Attila, Sertorius, Othon, comme notre époque vient de le faire pour la Place Royale ou Suréna, pièces tenues trois siècles durant dans un oubli total.

À défaut de la « leçon » héroïque, qui devrait toujours nous tirer de l’indifférence, la tragédie cornélienne conserve une charge directe d’émotion, de chocs exemplaires, de puissance verbale, la vertu de scandale de tout tragique véritable. Identique chez les héros et chez les criminels, la grandeur d’âme cornélienne n’est que le regard lucide d’une conscience mise à nu qui nous laisse entière liberté d’apprécier les grandeurs et les misères de la condition humaine.

Le choix personnel, opéré dans les subtiles cornues de la mystérieuse « catharsis » intérieure, se replonge nécessairement aux véritables sources de la moralité, étrangère au code moral préétabli. Corneille, homme de théâtre, montre des personnages et leurs options contraires, par-delà le bien et le mal.

A. S.

➙ Classicisme / Comédie / Racine / Théâtre / Tragédie.

 C. Péguy, Victor Marie, comte Hugo (Cahiers de la Quinzaine, 1971). / H. Gillot, les Origines de l’héroïsme cornélien (Cours et conférences, t. XXX, 1922). / E. Bourgeois et L. André, les Sources de l’histoire de France. Le xviie siècle (Picard, 1923-1932 ; 4 vol.). / H. C. Lancaster, A History of the French Dramatic Literature in the Seventeenth Century (Baltimore, 1929-1932 ; 2 vol.). / R. Brasillach, Corneille (Fayard, 1938). / R. Schneider, Corneilles Ethos in der Ära Ludwigs XIV. (Leipzig, 1939 ; trad. fr. Grandeur de Corneille et de son temps, Alsatia, 1943). / A. Adam, Histoire de la littérature française au xviie siècle, t. I (Del Duca, 1948). / P. Bénichou, Morales du Grand Siècle (Gallimard, 1948). / O. Nadal, le Sentiment de l’amour dans l’œuvre de Corneille (Gallimard, 1948). / G. Couton, la Vieillesse de Corneille (Maloine, 1949). / S. W. Deierkauf-Holsboer, le Théâtre du Marais (Nizet, 1954-1958 ; 2 vol.). / L. Herland, Corneille par lui-même (Éd. du Seuil, 1954). / B. Dort, Corneille (l’Arche, 1957) ; Corneille dramaturge (l’Arche, 1972). / S. Doubrovsky, Corneille et la dialectique du héros (Gallimard, 1964). / C. Muller, Étude de statistique lexicale, le vocabulaire du théâtre de Pierre Corneille (Larousse, 1967). / A. Stegmann, l’Héroïsme cornélien (A. Colin, 1969 ; 2 vol.).