Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Corneille (Pierre) (suite)

« Le vrai contenu de l’action tragique et des fins poursuivies par les auteurs de ces actions est fourni par les puissances substantielles qui régissent le vouloir humain et se justifient par elles-mêmes : l’amour conjugal, l’amour des parents, l’amour fraternel, la vie publique, le patriotisme des citoyens, la volonté des chefs ; la vie religieuse, non sous la forme d’une piété qui renonce à l’action ou sous celle d’un jugement sur le mal ou le bien d’une action que Dieu aurait déposé dans l’âme humaine, mais au contraire sous la forme d’une intervention active dans les intérêts réels et d’une poursuite de ces intérêts...

« Le moral, conçu dans sa substantialité directe, mais non tel qu’il est posé, d’une façon purement formelle, par la réflexion, est le divin dans sa réalité profane, le substantiel, dont les côtés, tant essentiels que particuliers, fournissent le contenu capable de mettre en mouvement l’action véritablement humaine, de s’expliquer et de se réaliser à la faveur même de cette action » (Hegel, Esthétique, III, 2).


Le contexte historique

Cinq ou six facteurs essentiels expliquent la genèse, la permanence de la doctrine et la lente évolution du théâtre cornélien : le théâtre scolaire des jésuites, la vie intense de la tragédie italienne, la naissance de l’« honnête homme », l’orientation du théâtre vers une philosophie politique, dégagée de la périssable actualité, la promotion sociale relative de l’écrivain, qui acquiert l’indépendance matérielle et morale propre à la création littéraire.

Le milieu rouennais n’explique guère la vocation dramatique de Corneille et surtout son installation dans les sujets tirés de l’Antiquité romaine.

Ville de marins et de missionnaires, où la connaissance des mondes nouveaux s’intensifie, Rouen aurait pu susciter un théâtre rénové par l’actualité, et Corneille suivre l’exemple de ce Jacques Du Hamel, auteur d’un Acoubar, tragédie inspirée par le Canada... Par la colonie espagnole et les nombreuses impressions bilingues, Corneille connaîtra l’ample « comedia » du siècle d’or. Le Cid est né de là, mais Corneille n’y puisera guère, expérience faite, et beaucoup moins que ses contemporains Rotrou ou Scarron et que son frère Thomas.

Dans la production littéraire rouennaise, la littérature dramatique occupe certes la première place, mais, Robert Garnier et Alexandre Hardy exceptés, c’est un théâtre destiné à la lecture, et d’ailleurs dans des genres que, pour des raisons qui nous échappent, Corneille ne suivra pas : pastorale et tragi-comédie...

Mais, au collège des Jésuites, Corneille avait peut-être joué ou vu jouer et certainement entendu beaucoup parler des activités dramatiques de la Compagnie ; il avait expliqué le bréviaire dramatique des collèges, le théâtre de Sénèque commenté par le P. Delrio. Après avoir exploité quelques années dans la veine comique le succès de Mélite, c’est là qu’il ira chercher le sujet de sa première tragédie, et Médée, recomposée, prouve la réflexion de Corneille moins sur un sujet particulièrement difficile que sur la nature intime du tragique et le mécanisme psychologique du sacrifice héroïque.

Mais c’étaient toutes les ressources de la tragédie historique que lui apportaient soixante-quinze ans d’expérience européenne des scènes scolaires de la Compagnie : vision providentielle de l’histoire ; grands destins tragiques des instruments divins que sont les élus héroïques, Judith, Saül, Esther ; vies romanesques de saints très humains, témoins courageux de leur foi et victimes de la tyrannie, Catherine, saint Genest, Eustache ; drames politiques et familiaux qui secouent l’État tout entier, avec Bélisaire, Herménigilde, Cosroès, Venceslas, Marianne. Derrière tous ces thèmes, repris en France par les contemporains de Corneille, se retrouve le problème fondamental du devoir héroïque de l’homme et du citoyen engagé dans une situation historique définie, qui est le substrat permanent de la tragédie cornélienne.

Les sujets antiques n’en sont pas absents, spécialement dans le curieux redressement « classique » des Jésuites français au collège de La Flèche, de 1608 à 1615, contre les apothéoses baroques de leurs collègues germaniques, encore qu’on aimerait savoir ce qu’étaient les pièces perdues, Cidus et Chimena du P. Bidermann, jouée avant 1620, un Horatius joué en 1610, un Augustus en 1637 ; du moins conserve-t-on le Pompeius du P. Mousson, qui correspond partiellement aux données de Corneille et renferme les mêmes intentions antimachiavéliques.

Le théâtre italien reste le premier pour l’Europe. Son influence s’exerce encore dans la France de Louis XIII en de multiples directions. Elle domine la pastorale de 1590 à 1630, elle inspire, parallèlement au théâtre jésuite, la tragédie religieuse de Robert Garnier, Pierre Mainfray, Denis Coppée ; les tentatives de tragédie d’horreur, dans la ligne sénéquienne, dont Rosemonde avait donné le prototype ; les premières tentatives, vers 1640, de tragédie à grand spectacle, qui préparent l’opéra. Techniquement, les commentateurs italiens d’Aristote au siècle précédent permettent la restauration soudaine de la tragédie classique après 1630.

Corneille puisa à ces multiples sources, et très tôt. Sans qu’on ait pu jusqu’ici lui attribuer un modèle précis, Clitandre se ressent de la pastorale dramatique italienne ; Horace doit à l’Orazia de l’Arétin autant qu’à l’Honrado hermano de Lope de Vega ; Polyeucte et Théodore ont pour modèles deux pièces de Girolamo Bartolomei, que Corneille put se procurer dès 1632 à Rouen ; on ne peut vérifier si Andromède doit au premier opéra italien monté à Venise en 1637, mais Psyché, dont Molière confie à Corneille l’achèvement, suit exactement la structure d’une pièce de même titre que D. Gabrielli avait récemment montée à Mantoue : on conçoit mieux que Corneille achève sa tâche en deux semaines...

L’attention de Corneille pour le théâtre d’outre-monts est surprenante : dans la préface d’Othon, il signale une pièce du même nom d’un certain Ghirardelli. Or, l’Otone de ce jeune auteur romain, mort à trente ans en 1653 après avoir connu un bref succès avec une Mort de Crispe qu’analyse élogieusement Corneille en 1660 dans son Discours de la tragédie, n’a même pas été imprimé. Dans ce même discours, les références à Paolo Beni, Lodovico Castelvetro, Francesco Robortello, Piero Vettori, commentateurs d’Aristote, n’ont sous sa plume rien que de très naturel.

Ces situations concrètes, qui sont exemplaires de la tragédie historique du xviie s. européen, s’expliquent par l’ampleur de la littérature politique, base des fonds de bibliothèques privées que l’on retrouve, à peu près identique, chez le bourgeois lettré de Florence, d’Amsterdam, de Louvain ou de Rouen à cette époque.