Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Corneille (Pierre) (suite)

De son côté, son grand rival, Racine, à l’occasion de la réception de Thomas Corneille à l’Académie, le 2 janvier 1685, insistait sur l’orientation classique du génie cornélien : « Dans ce chaos du poème dramatique parmi nous, votre illustre frère, après avoir quelque temps cherché le bon chemin et lutté, si j’ose dire, contre le mauvais goût de ce siècle, enfin inspiré d’un génie extraordinaire et aidé de la lecture des Anciens, fit voir sur la scène la raison, mais la raison accompagnée de toute la pompe, de tous les ornements dont notre langue est capable, accorda heureusement le vraisemblable et le merveilleux et laissa bien loin derrière lui tout ce qu’il avait de rivaux. »

Mais il ne citait expressément que quatre des chefs-d’œuvre qui s’étaient imposés sans conteste : le Cid, Horace, Cinna, la Mort de Pompée. Polyeucte n’y figurait pas, aucune comédie n’était nommée, pas même le Menteur, si souvent repris, ni aucune tragédie de la dernière période.

Sur le sens de l’œuvre, toutefois, Racine ne se trompait pas. C’était un théâtre politique, étonnamment un et divers : « Combien de rois, de princes, de héros de toutes nations nous a-t-il représentés, toujours tels qu’ils doivent être, toujours uniformes avec eux-mêmes et jamais ne se ressemblant les uns les autres. »

Il infirmait à l’avance le subtil mais dangereux parallèle, devenu trop fameux, que La Bruyère glissait dans ses Caractères ou Mœurs de ce siècle, selon lequel Corneille aurait peint les hommes tels qu’ils devraient être, Racine tels qu’ils sont.

Au xviiie s., le premier éditeur attentif et consciencieux de l’ensemble de l’œuvre, l’abbé Granet, en 1733, consolide un succès durable mais limité aux chefs-d’œuvre.

Voltaire, qui avait déjà, à contre-courant, défendu dans son Siècle de Louis XIV la grande tradition littéraire contre les « philosophes » bruyamment modernistes, en composant son Commentaire sur Corneille (1764), souligne involontairement, par ses remarques d’un goût hypercritique, toute la saveur de la langue, les audaces de la technique et l’immoralisme foncier de l’héroïsme.

Il lui avait fallu néanmoins beaucoup de courage et de probité intellectuelle pour oser redire, à sa manière, ce qu’un jésuite, le P. Tournemine, avait écrit dans les Mémoires de Trévoux de mai 1717, contre un double courant critique, préfigurant déjà les positions antagonistes de Péguy et de Claudel, les uns le trouvant trop monarchiste et chrétien, les autres dangereux, dans la mesure où, selon une condamnation déjà formulée par Bossuet, la tragédie favorise toujours secrètement les passions...

La Révolution et Napoléon aimèrent Corneille pour des raisons parfois opposées, et plus souvent communes. On ressuscita Don Sanche d’Aragon, en qui le peuple croyait trouver l’image de la montée du tiers état, et Suréna, protestation contre la tyrannie. Le dévouement à la patrie d’Horace et la clémence d’Auguste avaient l’accord de tous. L’Empereur se demandait où ce diable d’homme avait appris la politique et son mécanisme secret.

Grâce aux reprises régulières analysées et consignées dans les feuilletons de J. L. Geoffroy (1800-1814), grâce à la pertinence d’un Hugo, d’un Saint-Marc Girardin, d’un Sainte-Beuve, qui, sans être d’accord sur les modalités du fonctionnement de l’œuvre, sentaient bien le génie singulier de Corneille, grâce surtout à de grands acteurs qui trouvaient mieux que chez leurs contemporains des rôles à leur taille, le romantisme non seulement n’oublia pas la tragédie cornélienne, mais la repensa, par-delà le moralisme bourgeois, dans la perspective véritable d’un conflit entre les exigences politiques et les droits essentiels de l’individu.

La critique ultérieure — E. Deschanel, F. Brunetière, J. Lemaitre, E. Faguet — présente à égalité quelques vues pénétrantes, des formules paradoxales et plutôt des engagements personnels de mandarins littéraires que le reflet de la vie complexe d’une œuvre consacrée. L’étude toujours classique de Gustave Lanson (1898), plutôt qu’un article deux fois contestable de 1894 sur un parallèle entre Descartes et Corneille, a du moins tenté une définition cohérente de l’héroïsme, lié à la notion fondamentale de tragique. Les formules heureuses abondent, trop souvent contredites ici ou là par la vision sous-jacente de la fausse analogie cartésienne ou d’un stoïcisme supposé inhérent à l’attention héroïque.

Le pamphlet de Péguy Victor Marie, comte Hugo (1910) marque une date dans la redécouverte de la vision du monde cornélien. Malgré les excès d’un schéma progressiste centré sur les seuls quatre chefs-d’œuvre allant du Cid à Polyeucte, Péguy retrouve ce qui unit profondément la cité terrestre à la cité céleste, l’humanité charnelle du héros et son adhésion à l’ordre complémentaire de la grâce et de la charité ; avec l’humilité de l’homme Corneille, Péguy souligne l’orgueil de l’auteur et cette volonté plébéienne de suppléer à la discutable noblesse de naissance par l’aristocratie de l’esprit.

La période contemporaine a vu le pire et le meilleur. Mal inspirés par le parallèle de Corneille et de Racine, Gide, Giraudoux, Maulnier ont porté des jugements sévères sur l’esthétique, le projet, les sujets cornéliens. Certains de ses défenseurs, comme Robert Brasillach, qui va jusqu’à comparer Horace à un jeune nazi, ou Jean Schlumberger, en parlant d’une « orthodoxie héroïque, magnifique et vital contrepoids à l’orthodoxie chrétienne », ont certes ramené l’attention sur la difficulté de l’œuvre, mais recréé un nouveau légendaire cornélien.

Dans un autre sens, le surprenant et virulent réquisitoire de Sartre contre Racine a néanmoins permis de réévaluer la charge réaliste et actuelle d’un certain type tragique, qui correspond exactement à la définition hégélienne, opposée à la vision intemporelle et hors de tout contexte politique, d’un Schopenhauer, applicable à Racine.