Cooper (Fenimore) (suite)
L’intrigue, souvent invraisemblable, rassemble les personnages d’une mythologie sociale : en haut, les aristocrates — naturels comme les chefs indiens ou civilisés comme Middleton —, qui incarnent le Bien ; en dessous, la classe moyenne, solide mais bornée ; en bas, les Bush, envahisseurs matérialistes détruisant la Prairie, qui incarnent le Mal et sont, chez Cooper, l’équivalent des Snopes chez Faulkner. Natty Bumppo, trappeur blanc ami des Indiens, est l’archange de la Prairie, gardien d’un état naturel, d’un paradis en perdition. Incarnation de l’état d’innocence, anarchiste à l’état de nature, Natty est un être presque mythologique, comme l’a senti Balzac : « Un magnifique hermaphrodite moral, né entre le monde sauvage et le monde civilisé. »
Cooper est un romancier conventionnel, plus soucieux de morale que de finesse psychologique. Mais, avec sa Prairie, où l’homme ne peut se réaliser qu’en détruisant l’innocence, Cooper dresse déjà les grandes obsessions du roman américain : obsession de l’innocence et de la Prairie perdue, opposition de l’Est et de l’Ouest, du Bien et du Mal, de la lumière et des ténèbres. Ces oppositions traduisent les ambiguïtés d’une « nation coloniale » qui appartient à l’Ancien et au Nouveau Monde. Elles s’expriment, par la lutte de l’Indien et du colon, du Noir et du Blanc, du pionnier et du trappeur, sur un rythme de fuite et de poursuite qui est déjà le « western ». Dans la défense d’une Prairie qui est le symbole de l’innocence, Natty est le prototype du héros américain : viril, solitaire, chaste.
Mark Twain a condamné le romanesque de Cooper comme « du delirium tremens, sans vraisemblance ni réalisme ». Effectivement, le rêve politique de Cooper lui a fait décrire une Amérique plus mythique que réelle. Mais, dans la mesure où le Nouveau Monde était la terre d’élection de toutes les utopies, Cooper a exprimé le visage à la fois idéal et réel de l’Amérique. Ainsi, le mythe américain devenait réalité et entrait dans la littérature. La Grèce avait l’Iliade, Rome l’Énéide. Avec les romans de Fenimore Cooper, l’Amérique a rédigé sa mythologie et s’est donné une épopée nationale.
J. C.
D. H. Lawrence, Studies in Classic American Literature (New York, 1923). / J. Grossman, James F. Cooper (Londres, 1950). / H. N. Smith, Virgin Land, the American West as Symbol and Myth (Cambridge, Mass., 1950). / T. Philbrick, James Fenimore Cooper and the Development of American Sea Fiction (Cambridge, Mass., 1961). / J. Cabau, la Prairie perdue. Histoire du roman américain (Éd. du Seuil, 1966).