Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Abraham (suite)

La tradition religieuse mettra encore au compte du patriarche le salut de Lot et de sa famille lors de la légendaire catastrophe qui devait détruire Sodome et les autres villes du sud de la mer Morte. L’origine de cette légende célèbre est à chercher dans quelque séisme particulièrement destructeur. Les émanations de soufre, les eaux chaudes qui abondent dans la partie méridionale de la dépression ont été aux yeux des Anciens les témoins de la pluie de soufre et de feu que Yahvé fit tomber sur les villes maudites (Genèse, xix). Le nom de Sodome est conservé par le Djebel Sudum (djabal al-Sadūm). C’est un épais gîte salin où se dressent des stèles de sel. Ces « statues de sel » aux formes étranges, qui se retrouvent d’ailleurs un peu partout sur les deux rives, ont donné lieu à toutes sortes de récits populaires. À la statue de la femme de Lot dont parle la Bible, la tradition arabe a ajouté celle de son chien.


La descendance du patriarche

Abraham et Sara voyaient venir la vieillesse, et ils n’avaient pas d’enfant. Or Sara « avait une servante égyptienne nommé Agar. Et Sara dit à Abraham : voici que Dieu ne m’a pas permis d’enfanter. Viens donc vers ma servante et peut-être par elle aurai-je un fils » (Genèse, xvi). En effet, d’après le droit mésopotamien, une épouse stérile pouvait donner à son mari une servante, et l’enfant né de cette union était reconnu comme fils de la femme légitime. Cette coutume se trouve dans le code d’Hammourabi et dans les lois de Nouzi. C’est ainsi que naît Ismaël, l’ancêtre des peuples arabes.

Mais la présence de deux épouses ne favorise guère la paix du foyer. Agar, fière d’avoir un fils, oublie qu’elle n’est qu’une concubine, et son arrogance irrite sa maîtresse. La situation va devenir encore plus tendue du fait de la naissance d’un nouvel enfant, fils, cette fois, de l’épouse en titre : Isaac, l’enfant de la promesse divine. « Ta femme Sara te donnera un fils et tu l’appelleras Isaac. J’établirai mon alliance avec lui en alliance perpétuelle pour sa race après lui » (Genèse, xvii). C’est cet enfant qui sera l’ancêtre du peuple juif.

Or, selon l’ancien droit oriental, l’enfant né d’une concubine avait droit à l’héritage paternel, s’il était juridiquement considéré comme fils de l’épouse, ce qui était le cas d’Ismaël. Et Sara, dans sa jalousie maternelle, ne voulait pas que l’héritage soit partagé entre Isaac et le fils de la servante. « Chasse cette servante et son fils. » Le code d’Hammourabi et les lois de Nouzi interdisaient de chasser la servante qui avait donné au maître un enfant. Cependant, pour avoir la paix et à contrecœur Abraham se résout à renvoyer Agar et son fils. Isaac reste seul porteur de toute l’espérance de la race promise.

Et voici que Dieu, dit le texte biblique, va demander à Abraham de lui faire le sacrifice de ce fils, « ton fils Isaac ton unique, celui que tu aimes » (Genèse, xxii). Abraham se met en devoir d’obéir. Mais au dernier moment une victime animale sera miraculeusement substituée à la victime humaine. Comme la légende d’Iphigénie dans la mythologie grecque, ce récit témoigne d’une même réaction contre les sacrifices humains, assez fréquents chez les Cananéens et pratiqués aussi en Israël, mais plus rarement, jusqu’au vie s. avant notre ère.

Isaac grandit. Typiquement oriental est le récit de son mariage (Genèse, xxiv). Abraham envoie son intendant en haute Mésopotamie chercher une femme pour son fils, là où s’était fixée, après la sortie d’Our, une partie de la tribu de Térah. Car le patriarche ne veut pas pour l’héritier de sa race une fille des Cananéens parmi lesquels il vit. L’endogamie (mariage à l’intérieur du clan) est une coutume, héritage de la vie tribale, fréquemment attestée dans l’Orient ancien. Isaac épousera sa cousine Rébecca. Dans le récit, un détail nous frappe : c’est le frère de la jeune fille, et non le père, qui dirige les négociations prématrimoniales. Et, à la différence d’Abraham, qui décide de tout sans consulter son fils, dans la famille de Rébecca la jeune fille est consultée. On retrouve une pratique semblable dans la civilisation de Nouzi, dont une tablette nous rapporte la déclaration, faite devant témoins, d’une jeune fiancée : « Avec mon consentement, mon frère m’a donné comme femme à... » De même en est-il des cadeaux offerts à Rébecca de la part de son futur beau-père Abraham. Le code d’Hammourabi témoigne de l’existence de la même pratique en Mésopotamie.

Éloge d’Abraham

Abraham, ancêtre célèbre d’une multitude de nations,
nul ne lui fut égal en gloire.
Il observa la loi du Très-Haut
et fit une alliance avec lui.
Dans sa chair il établit cette alliance
et au jour de l’épreuve il fut trouvé fidèle.
C’est pourquoi Dieu lui promit par serment
de bénir toutes les nations en sa descendance,
de la multiplier comme la poussière de la terre
et d’exalter sa postérité comme les étoiles,
de leur donner le pays en héritage
d’une mer à l’autre
depuis le fleuve jusqu’aux extrémités de la terre.
Ecclésiastique, XLIV, 19-21 (trad. Bible de Jérusalem).


La caverne de Macpéla

Abraham, qui était un nomade, ne possédait pas de terre. Quand Sara, sa femme, meurt, il se trouve dans l’obligation d’acheter aux habitants du pays une portion de terrain pour la sépulture. Le contrat par lequel il acquiert la grotte de Macpéla et le champ qui l’entoure n’est pas sans présenter de nombreuses ressemblances avec les contrats que nous font connaître les documents hittites et hourrites. Le terrain acquis entourait une grotte qui devait servir de tombeau. Les cavernes funéraires resteront le type normal de la sépulture israélite. Dix-huit siècles plus tard, Jésus de Nazareth sera lui aussi enseveli dans une chambre funéraire creusée dans le roc.

Abraham mourut « dans une vieillesse heureuse, vieux et rassasié de jours », et il fut enseveli aux côtés de sa femme. La grotte de Macpéla va devenir le caveau de famille des grands ancêtres d’Israël : Sara et Abraham, Isaac et Rébecca, Jacob et Lia. Les historiens considèrent comme très ancienne la tradition qui situe au Ḥarām al-Khalīl (le lieu saint de l’Ami) la sépulture des patriarches hébreux. Depuis deux millénaires, des monuments hérodiens, byzantins, médiévaux et arabes se succèdent au-dessus d’une grotte qui s’ouvrait au flanc de la colline d’Hébron, témoins de la foi d’une multitude de croyants juifs, chrétiens et arabes.

De cet « Araméen errant », la Bible et le Coran ont fait un être d’exception qui prend place aux côtés de Moïse, de Jésus et de Mahomet. Car la migration d’Abraham ne s’insère pas seulement dans un processus historique, elle est devenue un événement religieux.

Père des croyants, chevalier de la foi, champion du monothéisme, c’est de lui que se réclament les trois grandes religions monothéistes du bassin méditerranéen. Et chaque croyant juif, chrétien ou musulman fait siens les mots de Paul Claudel : « Les fils d’Abraham, c’est nous. »