Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

concrète (musique) (suite)

Elles ont leur origine dans des manipulations de bruits effectuées dans l’intention d’évoquer des événements et de créer un « décor sonore ». Mais il apparut que, spontanément et dans la mesure même où leurs caractères anecdotiques étaient multipliés, ces bruits perdaient leur force évocatrice pour prendre un intérêt nouveau dans leurs rapports mutuels et former une sorte de poésie sonore. Cette trouvaille est à l’origine de la musique concrète, définie ainsi par P. Schaeffer dès 1949 : « Le qualificatif d’abstrait est appliqué à la musique habituelle du fait qu’elle est d’abord conçue par l’esprit, puis notée théoriquement, enfin réalisée dans une exécution instrumentale. La musique « concrète », elle, est constituée à partir d’éléments préexistants, empruntés à n’importe quel matériau sonore, bruit ou son musical, puis composée expérimentalement par un montage direct, résultat d’approximations successives, aboutissant à réaliser la volonté de composition contenue dans des esquisses, sans le secours, devenu impossible, d’une notation musicale ordinaire. » Cette démarche se heurta à un obstacle qui parut un moment infranchissable : le « bruit » se dissociait difficilement de l’anecdote dont il était issu, et le « son musical » tendait à reprendre sa place dans une construction traditionnelle. Il fallait donc, en premier lieu, créer des sons échappant à ces deux tendances. Un domaine sonore nouveau a été ainsi découvert, soit par des trouvailles dont certaines étaient sans avenir (piano préparé), alors que d’autres portaient en germe les éléments d’un renouveau radical dans la création et dans l’écoute des sons (coupes effectuées dans les sons au moyen de sillons fermés), soit par des recherches qui devaient amener à la création de procédés techniques et d’appareils nouveaux (phonogène universel).

Cependant, le mot concret lui-même pouvait prêter à confusion. D’une part, il laissait croire que les sons utilisés devaient à la fois s’intégrer dans une composition musicale et continuer à rappeler leur origine. D’autre part, il semblait réserver le qualificatif d’abstrait au courant musical historiquement parallèle, représenté par la musique électronique, qui, elle, se proposait d’effectuer la synthèse du sonore à partir de sons élémentaires produits par des générateurs électroacoustiques. Pour éliminer ces malentendus, P. Schaeffer proposa de regrouper sous l’appellation musique expérimentale ces deux démarches, faisant éclater le cadre de la musique traditionnelle. Mais la notion de musique expérimentale s’est réduite pour la plupart des compositeurs à l’utilisation de procédés techniques nouveaux et à la création d’œuvres sur bandes magnétiques sans passer par l’intermédiaire de partitions et d’exécutions instrumentales. C’était perdre l’essentiel de l’inspiration primitive : une attitude expérimentale devant le phénomène musical.

L’intérêt de la remise en question apportée par la musique concrète a été de montrer que la plupart des études antérieures sur la musique s’appuyaient sur des notions confuses. Un fait fondamental était méconnu, que P. Schaeffer a mis en lumière : « Au sein du phénomène musical se côtoient deux mondes séparés : le monde de l’expérimentation scientifique, qui va de l’acoustique physique à l’acoustique physiologique, et le monde de l’expérience esthétique, qui va de la production des objets musicaux à leur intégration dans le domaine de la sensibilité musicale. » Les corrélations entre ces deux domaines sont loin d’être simples et évidentes. Le son tel qu’il est perçu par le musicien ne s’identifie pas aux paramètres mesurés par les appareils physiques (il devient peu probable, par conséquent, qu’une construction effectuée à l’aide de lois mathématiques sur des paramètres physiques donne naissance à une œuvre musicale). P. Schaeffer remarque donc « qu’un vide existe entre l’acoustique et la musique proprement dite, et qu’il faut le remplir par une science décrivant les sons, jointe à un art de les entendre ». Cette description et cette classification des objets sonores en fonction de critères de perception auditive représentent une partie essentielle du travail effectué par l’équipe réunie autour de P. Schaeffer. Il s’agit donc d’une approche du phénomène musical par l’extrémité du matériau. Elle a été la première à être systématiquement explorée, mais elle doit être complétée en abordant également la recherche par l’extrémité des structures musicales.

De nombreuses œuvres jalonnent cet itinéraire. Les premières sont de P. Schaeffer : les Études de bruits (dont font partie l’Étude aux tourniquets, l’Étude aux chemins de fer, l’Étude pathétique ou aux casseroles), puis la Suite pour quatorze instruments, Flûte mexicaine, et l’Oiseau R. A. I. En 1949, Pierre Henry rejoint P. Schaeffer au Studio d’essai. De leur collaboration naissent Bidule en ut (qui utilise les sons d’un piano préparé), Symphonie pour un homme seul, Toute la lyre, qui devint Orphée 53. Pendant cette même période, P. Henry, de son côté, compose Concerto des ambiguïtés, Musique sans titre et le Microphone bien tempéré. Par ailleurs, de nombreux musiciens entrent alors en contact avec la musique concrète, et leurs œuvres en manifestent plus ou moins l’influence : Darius Milhaud, Olivier Messiaen, Pierre Boulez, Jean Barraqué, Michel Philippot, Yannis Xenakis, etc. En 1957, après plus de quatre années d’absence, P. Schaeffer revient à la musique concrète. Peu après, P. Henry quitte la R. T. F., puis fonde en 1960 son propre studio, qu’il appellera Apsome. Parmi les œuvres qu’il a composées depuis, les plus connues sont : la Noire à soixante, le Voyage, Variations pour une porte et un soupir, Granulométrie, l’Apocalypse de Jean. En 1958, le Groupe de recherches de musique concrète se redéfinit et devient le Groupe de recherches musicales (G. R. M.). Luc Ferrari, François Bernard Mâche, puis Ivo Malec en font alors partie. Ils sont rejoints à partir de 1960 par François Bayle, Edgardo Cantón, Philippe Carson et Bernard Parmegiani. Entre-temps, P. Schaeffer écrit l’Étude aux allures, l’Étude aux sons animés, puis l’Étude aux objets. Une équipe réunie autour de Guy Reibel et d’Henri Chiarucci, assistés de Beatriz Ferreyra, centre alors plus particulièrement ses efforts sur le travail expérimental et contribue à l’établissement de la morphotypologie, exposée dans le Traité des objets musicaux (1966). Cet ouvrage essentiel de P. Schaeffer représente le bilan détaillé de toutes ses recherches antérieures. Il est illustré par les trois disques du Solfège de l’objet sonore. Au sein du Service de la recherche de l’O. R. T. F., le G. R. M. poursuit, depuis, des travaux de composition dans le domaine des musiques électro-acoustiques, étroitement associés à une activité de recherche et à l’enseignement (P. Schaeffer est titulaire d’une classe au Conservatoire de musique de Paris depuis 1968).

C. D.

 P. Schaeffer, À la recherche d’une musique concrète (Éd. du Seuil, 1952) ; Traité des objets musicaux (Éd. du Seuil, 1966) ; la Musique concrète (P. U. F., coll. « Que sais-je ? », 1967 ; 2e éd., 1973).