Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

comédien (suite)

Car il est important de noter d’abord combien, dans ce type de société, le texte écrit a peu de sens. Le « rôlet » des acteurs du Moyen Âge, qu’est-il, sinon un support pour le souvenir, alors que tout conduit à l’improvisation ? Sébastien Mouche (dont certains pensent qu’il fut le « premier acteur » français) est de cette race de copieurs parodiques, de faiseurs de tours, d’illusionnistes qu’aucun texte ne contient et qui répètent des « trucs » transmis oralement le plus souvent ou extrêmement ritualisés (avec plus de soin que les textes mêmes, souvent inexistants). En fait, nous sommes en présence d’une curieuse expérience : les acteurs qui participent aux mystères participent en fait à une immense expérience d’hallucination sacrée tendant à rendre vraisemblable un système de croyances dont il est faible de dire qu’il n’a pas alors trouvé de racines solides. Les baladins spécialisés dans la parodie paraissent jongler avec les rôles sociaux réels, comme si la société n’était pas assez sûre d’elle-même pour se regarder et s’admettre. Tout se passe comme si l’extrême multiplicité des formes et, pour tout dire, le relativisme de ce genre de société (attesté par des historiens comme Gaston Zeller) ne permettaient pas la réduction de l’expérience humaine à une scène, comme si cette société ne se représentait pas elle-même dans une image unique de l’homme, mais dans une diversité de séries divergentes qui ne se recoupent jamais.

L’acteur paraît ici tout pouvoir, mais tantôt le rituel lui interdit d’aller au bout de sa représentation (le nō est un drame liturgique que son extrême codification empêche de devenir tragédie), tantôt la variété des possibilités freine la création d’une manifestation cohérente. S’agit-il encore de théâtre ? Ne devrait-on pas penser, en prenant un terme à une réalité spécifique de la psychologie contemporaine, à une multiplicité de « psychodrames » et de « sociodrames » où la société se regarde elle-même comme en divers miroirs, tous également vrais et tous fragmentaires ?


Le triomphe de l’acteur

Les sociétés monarchiques offrent une tout autre chance à l’acteur. Et là, surtout, nous allons parler de comédiens individualisés, fortement organisés en troupes, conscients de leur rôle.

Insistons sur un élément fondamental : en Espagne, en France, en Angleterre, les troupes d’acteurs précèdent dans l’ordre de l’existence la création dramatique. Que ces acteurs miment des pièces ou des scénarios tirés de la mythologie, improvisant plus ou moins adroitement, ce sont eux qui ont constitué l’espace dramatique où vont s’insérer les créations littéraires. Les troupes de Ferrare ou de Bologne, qui jouent des « commedia sostenuta », les Gelosi, la compagnie du Marais mettent en place un système imaginaire dont s’empareront les « auteurs ».

L’important est que l’acteur va servir d’instrument pour un singulier mouvement qui s’esquisse et qui figure un symbolique « transfert de classe » : en effet, les comédiens représentent et jouent les « valeurs nobles », les images fondamentales du système chevaleresque et de l’« amour courtois », soit qu’ils figurent directement des personnages de « romans », soit qu’ils habillent des personnages tirés des récits hellénistiques (Roland, Pyrame et Thisbé, etc.). Entre leurs mains, ces « valeurs nobles » restent codifiées et parodiques, allusives surtout. Il leur manque un langage, et les « passions nobles » appellent un discours. Ce discours, ce seront des auteurs presque tous issus de la bourgeoisie qui le leur fourniront. Auteurs « bourgeois » hantés par les « valeurs nobles » et chevaleresques. Tentations de l’illusion sociale d’un groupe qui représente et anime des valeurs qu’il n’a point reçues en partage et qui lui sont même refusées par définition. Le théâtre devient le moyen de reconstituer une vie « noble » certes depuis longtemps disparue, à supposer qu’elle n’ait pas été un rêve de poète, mais cette reconstitution se fait dans l’étroite complicité du fils de riche bourgeois et du comédien.

L’acteur, lui, porteur et détenteur de cette force nouvelle, inséré dans la trame solide d’un discours poétique, poursuit cependant sa vie errante de troupe asservie à la suzeraineté d’un grand. Sans doute, l’aristocratie réelle a-t-elle trouvé dans l’acteur le reflet de sa propre existence ou la confirmation de son être social et sa glorification.

Mais, en même temps, l’acteur se présente devant le public de la « ville ». Il ne peut y échapper. La cour et la ville sont les deux pôles de son activité, puisque la munificence du prince ne suffirait point à l’entretien d’une troupe. L’acteur devient alors réellement le « serviteur de deux maîtres », compte tenu de ce que le double jeu qu’il entreprend alors est la condition de sa survie. Dira-t-on assez que Molière ne réussit pas « en ville » et ne surmonte ses difficultés que par la grâce du roi ? Mesure-t-on les détours et les ruses dont sont parsemées les pièces de Shakespeare, les concessions de Calderón ?

C’est pourtant dans ce contexte que l’acteur montre historiquement son visage le plus complet — au point que l’on a pris le plus souvent comme référence les comédiens de cette période. La délégation représentative dont il jouit lui permet d’affronter cette tâche surprenante d’animer par la parole et le geste l’écriture d’un poète qui rétablit le circuit coupé entre l’élite officielle et un système de valeurs déjà périmé.

On ne saurait sous-estimer l’importance de cette action de l’acteur-comédien. Faut-il oublier que tous les auteurs recherchent la complicité la plus exacte avec les troupes, qu’ils y trouvent des amis, des maîtresses ? Entre les grands seigneurs et les auteurs, entre deux couches sociales, le comédien ne sert-il pas de médiateur ?

En tout cas, il est possible de dire qu’il a facilité, voire provoqué l’apparition d’une image de la personne humaine, fortement individualisée, trait commun à tout le théâtre de cette époque, où s’esquisse une synthèse des valeurs nobles et de cette raison individuelle, consciente de soi, dont on a dit qu’elle n’était pas sans rapport avec l’idéologie de la classe bourgeoise. Dans aucun cadre social, le comédien n’exercera un prestige aussi considérable et ne sera capable d’agir aussi directement sur la création esthétique.