Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

colportage (littérature de) (suite)

Très proche de la verve populaire, le Bonhomme Misère, maintes fois réédité pour le colportage depuis 1719, reproduit et arrange un thème connu de la littérature orale. Inspirées par lui, apparaissent plus tard la Peine et misère des garçons chirurgiens, la Misère des garçons boulangers, la Misère des domestiques, la Misère des tailleurs, plaintes versifiées qui ne doivent cependant rien au folklore, mais qui marquent un moment l’arrivée sur la scène et dans la clientèle du colportage du petit peuple des villes.

À l’opposé du Bonhomme Misère, mais également sur un thème folklorique, si populaire que le nom du héros lui-même est passé fréquemment dans le folklore, l’Histoire de Fortunatus, qui serait d’origine allemande et traduite en français d’après l’espagnol, prétend apprendre aux garçons à se méfier des belles intrigantes qui en veulent à leur bien et à leur fortune. À partir de 1786, Benjamin Franklin donnera au colportage le Bonhomme Richard (Poor Richard’s Almanack, 1732-1757), dans lequel il n’y a plus rien de folklorique, mais dont, pourtant, une partie des sentences morales et pratiques passeront en proverbes.

L’histoire du Bonhomme Misère prend tout son sens lorsqu’on la confronte avec un autre livre de colportage, la Grande Danse macabre, déjà citée, qui repose sur le thème folklorique de la recherche du seul homme juste qui ne peut être que la Mort. Dieu lui-même étant récusé. Au cours de la danse des morts, religieux, marchands, seigneurs, hommes d’armes, paysans comparaissent devant la mort égalitaire. Il en résulte implicitement un appel à la justice dans les rapports humains. La moralité du Bonhomme Misère est plus complexe. D’un examen superficiel, on pourrait conclure qu’il prêche la résignation, voire un certain fatalisme. Misère est condamné à rester sur terre tant que la terre durera. Mais la satire est plus directe, plus amère, plus âpre et, lorsqu’elle semble douter de la justice divine, elle est bien du xviiie s. Il y a plus fort que la mort, c’est la misère. Partant, quelle justice espérer ? Un seul espoir : jouir le plus longtemps possible d’un petit bien ou d’un petit revenu qui permette de ne pas mourir de faim, ce qui correspond assez bien à la situation de la paysannerie et du petit artisanat rural, ainsi qu’à la somme exacte d’espoir que ceux-ci peuvent escompter. Mais, si désabusé qu’il soit, Misère veut encore s’accrocher résolument à son « minimum vital » et, en bon rural près des réalités terrestres, il ne fait guère crédit à l’au-delà pour lui assurer la justice. Dans le conte populaire, Misère va même jusqu’à refuser le paradis pour conserver intact son seul revenu, celui de son poirier.

Avec le Bonhomme Richard, qui connut surtout le succès au début du xixe s., la situation change du tout au tout. Franklin prêche les vertus bourgeoises, comme la frugalité, le labeur acharné et l’économie pour parvenir à améliorer sa situation sociale, tout au moins pour échapper à la misère, ce qui traduit une singulière évolution de la mentalité populaire.


Aux origines du roman populaire

Les romans de la littérature de colportage se composent chronologiquement de trois fonds successifs. Le fonds le plus ancien est formé de romans dits « de chevalerie », réimprimés la plupart du temps depuis les débuts de l’imprimerie. Ce sont surtout Huon de Bordeaux et sa continuation l’Histoire des quatre fils Aymon, Valentin et Orson, les Conquêtes de Charlemagne, Pierre de Provence et la belle Maguelonne, le Roman de la belle Héleine de Constantinople, Robert le Diable, Richard sans Peur et Galien Restauré.

Viennent ensuite, introduits dans le colportage dans la seconde moitié du xviiie s., des contes de Perrault, de Mme d’Aulnoy et de Mme de Murat notamment, qui, en fait, ont été écrits à la fin du xviie s.

Au début du xixe s. apparaissent des œuvres moins populaires sans doute, écrites à la fin du xviiie s. ou tout au début du xixe, avec les romans de Florian, de Mme Cottin et de Ducray-Duminil, auxquels il faudrait joindre Paul et Virginie, de Bernardin de Saint-Pierre, Robinson Crusoé, Télémaque et quelques contes de Marmontel.


Les romans de chevalerie

L’intrigue centrale ou servant de point de départ au récit peut être puisée entièrement dans le folklore, comme c’est le cas pour le Roman de la belle Héleine de Constantinople et, dans une certaine mesure, pour Pierre de Provence et la belle Maguelonne, dont le thème se retrouve dans l’Escoufle, mais aussi dans un récit des Mille et Une Nuits : « l’Histoire des amours de Camaralzaman ». Les éléments de contes populaires sont nombreux dans Valentin et Orson, Richard sans Peur et surtout Huon de Bordeaux. Des thèmes légendaires ont inspiré les Quatre Fils Aymon et aussi Mélusine, un moment réimprimés pour le colportage.

On a pu s’étonner qu’au moment où la féodalité se confinait dans ses châteaux ou se contentait de parader à la Cour le peuple se soit complu à lire des exploits chevaleresques faisant montre ainsi d’étranges préoccupations nobiliaires. Mais il n’y a là, de la part du lecteur, pas plus de préoccupations aristocratiques que dans le folklore avec ses rois et ses princes, ou que de préoccupations policières de la part du lecteur de romans policiers contemporains. La littérature populaire éprouve le besoin de « distancier » ses personnages par rapport à la réalité pour en faire des êtres exceptionnels, princes, rois, bergers de convention même, dans lesquels le lecteur projette une partie de lui-même, formée bien souvent de tendances ou de pulsions refoulées. Les héros de la littérature chevaleresque de colportage n’échappent pas à la règle.

Les romans qui chantent leurs exploits peuvent être classés en trois genres, étant bien entendu que, d’un roman à l’autre, il y a des épisodes témoignant d’un mélange des genres et que l’aventure est partout.

Ce sont d’abord les romans de conquête pure, ce que nous nommerions maintenant romans d’aventures. Tels sont les Conquêtes de Charlemagne et Galien Restauré.

Viennent ensuite les romans de révolte, tels que les Quatre Fils Aymon et Huon de Bordeaux, dont on ne voit guère de correspondances directes dans la littérature populaire contemporaine, mais qui s’apparentent par l’esprit à certaines formes de romans policiers présentant des hors-la-loi chevaleresques et justiciers, du genre d’Arsène Lupin.