Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cluny (suite)

Une succession de grands abbés

Le premier abbé de Cluny, Bernon (910-927), cède la place à saint Odon (927-942), avec lequel commence le rayonnement clunisien, de Romainmôtier à Limoges, Fleury et Sens. Après l’abbatiat d’Aymard (942-965), qui consolide l’œuvre de ses prédécesseurs et l’étend largement (278 chartes de donations), viennent les trois grands abbés : saint Mayeul, d’abord adjoint (948-994), saint Odilon (994-1049) et saint Hugues (1049-1109). La palinodie de Pons de Melgueil (1109-1122) se démettant de sa charge pour la revendiquer ensuite compromet un prestige universel que retrouve en des conditions rendues plus difficiles, intérieurement et extérieurement, son successeur, Pierre de Montboisier (1122-1156), qui mérite bien son surnom de « Vénérable ».

Étant donné le rôle capital donné par la règle de saint Benoît à l’abbé (« il tient dans le monastère la place du Christ ») et son élection à vie (si caractéristique du monachisme, par opposition à tous les supériorats temporaires des instituts religieux plus récents), cette succession presque ininterrompue de longs abbatiats durant plus de deux siècles constitue un atout majeur. Mais plus encore joue la grandeur morale et humaine de ces abbés, comme en témoigne le pape Grégoire VII en plein concile : « Nul autre monastère ne l’égale, car il n’y a pas eu à Cluny un seul de ses abbés qui n’ait été un saint. » R. Oursel ajoute : « On ne voit pas pourquoi l’histoire scientifique aurait à rougir de ratifier pareil jugement. »


L’organisation

À la mort de saint Hugues (1109), l’ordre est à son apogée avec 1 184 maisons, dont 883 en France, 99 en Allemagne et en Suisse, 54 en Lombardie, 31 en Espagne, 44 en Angleterre. La tendance est nettement centralisatrice. Toutefois, l’esprit d’autonomie, fondamental dans la règle de saint Benoît, ne saurait perdre ses droits. Aussi, à côté des « maisons dépendantes » (dont le supérieur est nommé et contrôlé par l’abbé de Cluny), il y a place pour des maisons seulement « subordonnées », soit qu’il s’agisse d’abbayes anciennes ralliées à Cluny, soit des « cinq filles » principales de la maison mère : Souvigny, Sauxillanges, La Charité-sur-Loire, Saint-Martin-des-Champs (à Paris), et Lewes (Angleterre). En ce temps de féodalité, la dépendance est d’ailleurs moins institutionnelle que personnelle envers l’abbé de Cluny. Son rayonnement spirituel, plus encore que ses droits, assure son autorité.


Une longue survie

L’évolution intellectuelle (essor de la scolastique) ou économique, non moins que les causes plus internes, enlève à Cluny dès le milieu du xiie s. son rôle de premier plan. Malgré les sages dispositions de Pierre le Vénérable et les efforts des papes du xiiie s. pour la réforme de l’ordre, il « s’efface » désormais, devant les Cisterciens d’abord, puis devant les jeunes ordres (ordres mendiants du xiiie s., Jésuites au xvie s., voire mauristes au xviie s.).

Ni Louis de Lorraine (1612-1621), ni Richelieu (1635-1642), ni Mazarin (1654-1661) ne pourront changer cet état de choses, qu’une division dans les observances vient encore compliquer. L’ordre disparaîtra durant la tourmente révolutionnaire. Curieusement, c’est une communauté protestante, Taizé, qui, après la guerre, fera de nouveau rayonner sur le monde entier l’esprit monastique depuis la vallée de la Grosne.


L’esprit de Cluny

On a retenu surtout la magnificence des offices liturgiques, chantés par 200 à 300 moines, et leur longueur aussi (jusqu’à 138 psaumes par jour, alors que la règle répartit le recueil de 150 psaumes sur la semaine). Une si écrasante primauté devient au contraire exaltante si elle permet l’expression laudative d’une spiritualité où toute réalité — que ce soit la nature, l’histoire, le corps ou la condition humaine tout entière — apparaît comme signe de la présence et de l’action d’un Dieu aimant qui nous ramène à lui. L’en remercier indéfiniment devient un besoin et une satisfaction.

Cette pensée — rarement développée, car les moines de Cluny, qui témoignent de tant de culture dans la moindre lettre, ont laissé relativement peu d’écrits — n’en perce pas moins en toute occasion, que ce soit dans les sermons de saint Odilon, le testament de saint Hugues ou les statuts de Pierre le Vénérable. Elle est également à la source du symbolisme de l’iconographie et de l’architecture même, dont la basilique de saint Hugues (Cluny III), malheureusement presque entièrement démolie sous la Restauration, devait constituer le plus impressionnant monument. L’influence politique de Cluny, difficile à déterminer, n’en paraît pas moins indéniable : les moines, loin de jouer aux stratèges et aux diplomates, se montrent assez désintéressés pour que les premiers Capétiens s’appuient sur eux dans la consolidation de leur pouvoir, que l’empereur use de leur médiation dans la querelle des Investitures (Hugues est à Canossa, où il intercède pour Henri IV auprès de Grégoire VII, moine de Cluny).

Sans être spécialistes de rien — ni de philosophie, ni de littérature, ni d’art, ni de politique, ni même de technique contemplative —, les moines se trouvent mêlés à tous les drames du temps : d’abord à ceux de la misère (une livre de viande distribuée à chacun des 7 000 pauvres, un premier dimanche de carême, sous saint Hugues), mais non moins réellement à celui de l’inculture religieuse ; Étienne Gilson a montré combien, en face de l’aristocratisme de la spiritualité cistercienne, réservée à une élite, c’était l’art soi-disant luxueux de Cluny qui comblait la foi du pauvre.

Toute cette « miséricorde », pour laquelle Cluny a été expressément fondé (charte de 910), culmine dans les efforts de saint Odilon pour généraliser la « trêve de Dieu », destinée à endiguer les guerres endémiques, dans l’institution du jour des morts, le 2 novembre, si bien accordée à la religion populaire, comme dans l’admirable accueil que Pierre le Vénérable fait à Pierre Abélard, condamné en 1140.

C.-J. N.

➙ Bénédictins.