Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cicéron (suite)

Le prestige du grand-père — le père, homme malade, semble avoir eu une personnalité moins marquée —, la gloire qui rejaillit sur Arpinum du fait des succès de Marius, des liens de parenté avec quelques-uns des personnages les plus considérés de Rome, la pente qui portait vers le sénat les chevaliers d’origine municipale expliquent les études romaines et les premières ambitions de Cicéron. Techniquement, sa carrière sera celle des personnages qu’il a, tout jeune encore, choisis pour ses modèles, les orateurs M. Antonius et L. Crassus, ceux mêmes qu’il a fait revivre avec tant d’intensité comme interlocuteurs de son De oratore. Hommes qui, d’origine, n’appartiennent à aucun clan, ne peuvent compter sur aucune clientèle héréditaire mais à qui leur autorité morale et leur éloquence ouvrent la voie des magistratures. Hommes nouveaux, comme on les appelait à Rome. Politiquement, ils apportent dans les combinaisons étouffantes d’une démocratie urbaine à son déclin un peu d’air et d’humanité.

Pourtant, lorsqu’il doit se choisir un maître suivant l’usage des apprentis de ce temps, Cicéron (qui a pris la toge virile le 17 mars 90) ne s’adresse pas à un orateur mais à un juriste, un très vieil homme, Quintus Mucius Scaevola l’Augure (consul en 117), et il confirmera ce choix quand, après la mort de l’Augure, il se fera disciple d’un autre Quintus Mucius Scaevola, juriste lui aussi, et qu’on appelait le Pontife. Cicéron a toujours été féru de droit et il n’a cessé de défendre les études juridiques contre ceux qui les tenaient pour mineures. C’est qu’à cette époque et dans la cité romaine le droit n’est pas ce qu’il est devenu dans nos cultures de plus en plus différenciées en sciences plus spéciales. Il n’est pas affaire seulement de murs mitoyens, de règlements électoraux ou d’arguties constitutionnelles ; il touche à la religion et, comme elle, à toute la vie, tant publique que privée. Cicéron dira un jour qu’il est le lien de toutes les vertus jusqu’aux plus désintéressées. Précisément les Scaevola, dont l’un avait été l’élève du philosophe Panaitios, avaient entrepris de dominer, d’organiser en un corpus l’immense matériel formellement assez incohérent des traditions juridiques romaines. Cela ne pouvait se faire qu’en dégageant des idées maîtresses, des principes. À partir de données très concrètes, sédiments d’une expérience sociale séculaire, une réflexion ainsi menée s’acheminait naturellement vers l’élaboration d’une philosophie politique.

Dans la maison des Scaevola se prolongeaient certains souvenirs de générations plus anciennes. L’Augure avait épousé une fille de C. Laelius, l’ami intime de Scipion Emilien. C’est là que Cicéron a été introduit dans l’admiration de ce grand homme (mort en 129), familier de Térence et de Polybe, vainqueur de Carthage et de Numance, un des Romains de l’ancienne République qui, par son humanité, son sens des réalités italiennes, son intuition de la vocation universelle de Rome, l’étendue de sa culture, annonce le mieux l’empereur Auguste. Cicéron en fera le protagoniste de son traité De republica.

La guerre civile, lors des premiers mois de 87, vient surprendre le jeune Cicéron au milieu de ces études. Guerre absurde, née tout entière de l’ambition déçue du vieux Marius, mais où se compromit sans doute définitivement la cause du sénat, parce que, en défendant l’ordre légal et la survie même du peuple contre un trublion que l’ivrognerie avait fini par rendre fou, les Patres et ceux qui se regroupèrent autour d’eux finirent par prendre figure de conservateurs et d’ennemis du peuple. Tandis que l’armée de Sulla repousse loin des terres grecques et romaines les entreprises sanguinaires de Mithridate, les populares, triomphant dans une Italie vide de troupes, pillent et massacrent. Pendant quatre ans, ils seront les maîtres. Tristes temps, où Cicéron voit égorger les meilleurs de ceux qu’il vénère ; il s’en souviendra toujours avec horreur : l’adversaire futur de Catilina, de César et d’Antoine a fait de bonne heure l’expérience de la tyrannie. À cette date, sa jeunesse, son insignifiance eussent ôté toute signification à des velléités d’opposition politique ; nous voyons même qu’en 83 il participe à la création d’une colonie marianiste à Capoue. Mais l’essentiel de son soin, il le donne à la lecture et à l’étude. C’est alors qu’il compose son premier ouvrage, un traité de rhétorique où il est surtout question de la diversité des connaissances nécessaires à l’orateur pour qu’il en nourrisse ses discours : on l’appelle pour cette raison le De inventione.


Les grands succès oratoires (82-63)

Le retour de Sulla signifie le retour à la vie civilisée (nov. 82). Le premier discours de Cicéron, sur une affaire d’héritage, Pro Quinctio, passe sans doute à peu près inaperçu ou ne retient l’attention que de rares connaisseurs. Mais dès le second, Pro Roscio Amerino (80), l’orateur s’impose, et c’est le grand succès. Le jeune avocat y parle en effet avec la courageuse indépendance qui est celle du jugement moral et qui fera toujours sa force. Il s’agissait de défendre Sextus Roscius contre un gredin — nul n’en doute — qui avait réussi à s’insinuer dans l’entourage et la confiance de Sulla. D’autres eussent hésité ; mais ils ont peut-être encouragé Cicéron, sûrs précisément de sa loyauté à l’égard de la noblesse et qu’en dénonçant un abus il ne se laisserait pas glisser à dénigrer un régime auquel, pour l’instant, Rome devait la paix.

On s’est étonné qu’après un succès qui ouvrait devant lui les plus belles espérances Cicéron ait brusquement quitté Rome pour entreprendre un voyage en Grèce qui durera deux ans (79-77). Il faut l’en croire quand il nous dit que sa santé avait fléchi ; il voyait le moment où ses forces ne suffiraient plus à l’extraordinaire dépense physique entraînée par l’éloquence du type traditionnel. Il est allé en Grèce pour refaire sa santé, pour apprendre auprès de rhéteurs exercés les techniques d’une éloquence plus sobre, mieux adaptée à ses moyens. Il en a profité aussi pour des contacts avec les maîtres de la philosophie vivante, complément indispensable de ses studieuses lectures romaines.