Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chine (suite)

La nouvelle en langue classique obtient sous les Tang (T’ang, 618-907) ses lettres de noblesse. L’engouement subit des lettrés pour ce nouveau genre littéraire se manifeste à la fois par l’abondance des œuvres et une perfection qui restera inégalée. Cette soudaine floraison n’est pas fortuite. Déjà, à l’époque précédente, on s’était intéressé à la prose narrative sous forme de récits très brefs. Les histoires n’étaient d’ailleurs pas considérées comme de la fiction, mais prétendaient consigner des faits réels. Parmi les recueils les plus célèbres, l’un est une collection d’anecdotes humoristiques reflétant le courant de pensée nihiliste des Six Dynasties, et l’autre une collection d’histoires fantastiques. Les Histoires merveilleuses (Chuanqi [Tch’ouan-k’i]) des Tang marquent l’apogée du conte classique. Écrits en langue littéraire, mais dans un style vivant et souple qui doit beaucoup au Mouvement de la prose antique, ce sont les seuls contes chinois où se manifeste réellement la personnalité de l’auteur. Dans les sujets comme dans le style, on trouve une diversité et une grande originalité. Les contes fantastiques mettent en scène femmes-renards plus fidèles que les vraies épouses, héros à la force magique, vieux sages connaissant l’avenir. Le Rêve dans l’oreiller (Zhenzhongji [Tchen-tchong-ki]) illustre la rencontre d’un taoïste et d’un jeune paysan insatisfait. Celui-ci s’endort sur l’oreiller du taoïste et rêve qu’il se marie avec une jeune et belle héritière, devient général et Premier ministre ; puis, condamné à mort, il est gracié et meurt à quatre-vingts ans, entouré d’une nombreuse famille. À son réveil, la soupe de millet que préparait l’aubergiste n’est pas encore prête, mais il a compris que la gloire, la vie et la mort ne sont qu’un songe. La littérature Tang, surtout les poèmes et les contes, est empreinte d’une sensibilité délicate, signe du raffinement des mœurs et de la société. Les histoires d’amour ont alors beaucoup de succès. Les sujets sont empruntés à la vie quotidienne de la classe cultivée : aventures sentimentales, amours illicites, intrigues de cour, faits divers de la capitale ou conduites dignes de remarque. Les héroïnes sont souvent plus attachantes que les héros, qui manquent de personnalité. Alors que les femmes, qu’elles appartiennent au grand monde, au demi-monde ou à l’autre monde, montrent beaucoup plus de naturel, de diversité et de caractère. La Biographie de la belle Li est exemplaire : un jeune candidat aux examens tombe amoureux de la courtisane Li, pour laquelle il dissipe sa fortune. Celle-ci disparaît alors. Pour gagner sa vie, le malheureux jeune homme chante dans les enterrements et fait gagner à son patron le grand concours de pompes funèbres, auquel assiste toute la capitale. Mais quand son père apprend cette activité qui le déshonore, il le fait enlever et battre à mort. Malade et miséreux, le héros en est réduit à mendier sa nourriture. Or, un jour qu’il passe devant la maison de son ancienne maîtresse, elle le reconnaît et, fidèle à son amour, prend pitié de lui. Elle l’installe confortablement et se dévoue entièrement à lui. Sous son affectueuse contrainte, le jeune homme se remet à étudier avec tant d’application qu’il est reçu premier aux examens et obtient de son père, enfin attendri, d’épouser l’ancienne maîtresse.

Sous les Tang, les trois systèmes de pensée, taoïsme, confucianisme et bouddhisme, coexistent sur un pied d’égalité. Nombreux sont les chuanqi (tch’ouan k’i) où l’on prêche une morale traditionnelle de fidélité, d’honnêteté et de désintéressement, indifféremment rattachée à l’une de ces doctrines. Pour mieux se faire comprendre des foules auxquelles ils s’adressent, les prédicateurs bouddhistes font l’effort de traduire et de présenter en langue vulgaire les épisodes de la vie du Bouddha et des saints ainsi que les grandes lignes de la doctrine. Ces apologues moraux, appelés vulgarisations (bianwen [pien-wen]), sont restés méprisés de l’élite intellectuelle et n’ont pas eu accès à la littérature officielle. C’est pourtant cette formule d’écrits qui sera à l’origine des deux genres populaires, le roman et le théâtre.

Si les lettrés Song continuent à écrire des chuanqi dans le style Tang, l’art vivant du roman cesse d’être l’apanage de la classe cultivée pour devenir un art populaire. Dans les villes dont les quartiers d’amusement se multiplient, les conteurs publics connaissent un vif succès. Gardant le principe du bianwen, ils intercalent des passages versifiés au milieu du récit et pratiquent l’art du suspense pour retenir leurs auditeurs. En témoignent les huaben (houa-pen), à l’origine simples livrets des conteurs, dont deux nous ont été conservés : l’un décrit la fin des Song du Nord et la révolte de Song Jiang (Song Kiang), héros du Shuihuzhuan (Chouei-hou-tchouan), l’autre est le récit du voyage aux Indes d’un pèlerin Tang et servira de trame au roman Xiyouji (Si-yeou-ki).

Les empereurs Ming s’efforcent de restaurer les institutions et la culture traditionnelles. Les lettrés prônent l’absence d’originalité comme le talent suprême et s’appliquent sans génie à copier les prosateurs Han et les poètes Tang. Leur seul mérite est de s’être intéressés à la littérature romanesque populaire et d’avoir été à l’origine des grands romans qui sauvent la littérature Ming du néant. Ces œuvres de longue haleine reprennent les thèmes de la fiction traditionnelle : histoires fantastiques et récits historiques. Écrites dans une langue aisée, accessible à beaucoup, on y retrouve certaines formules héritées des conteurs Song ; les chapitres s’appellent épisodes et se terminent à un moment d’intense suspense par cette phrase : « Si vous voulez connaître la suite, écoutez l’épisode suivant. » Le Roman des Trois Royaumes (Sanguo zhi yanyi [San-kouo-tche yen-yi]) est le plus célèbre des romans historiques. Les événements sont ceux de l’époque troublée des Trois Royaumes (220-280), tels qu’ils ont été consignés dans l’histoire officielle et enjolivés par l’imagination des conteurs. Luo Guanzhong (Lo Kouan-tchong), au début des Ming (xive s.), rassemble ces récits épars et en fait un long roman en 120 chapitres. Tous les Chinois connaissent Liu Bei (Lieou Pei), l’empereur beau et raisonnable dont le grand mérite est d’avoir su choisir ses compagnons : Zhang Fei (Tchang Fei), à la force prodigieuse et au sang chaud, qui ne pense qu’à se battre ; Guan Yu (Kouan Yu), le dieu de la Guerre, courageux et chevaleresque ; Zhuge Liang (Tchou-ko Leang), l’habile conseiller qui prépare et mène à bien, avec l’aide des esprits, les ruses compliquées qui conduisent Liu Bei à la victoire. Leur adversaire principal est Cao Cao (Ts’ao Ts’ao), un des plus brillants stratèges chinois, que le roman présente comme un traître et un fourbe. Au bord de l’eau (Shuihu zhuan [Chouei-hou-tchouan]), de la même époque, a également pour origine un fait historique : la révolte de Song Jiang (Song Kiang) à la fin des Song du Nord. Mais l’essentiel des innombrables aventures et la plupart des cent huit héros sont le produit de l’imagination accumulée des conteurs et des romanciers. Sous la direction de Song Jiang, qu’ils ont réussi à attirer dans leur bande, les hors-la-loi accomplissent toutes sortes d’exploits de redresseurs de torts, vengeant les faibles, punissant les méchants, dans une atmosphère de société décadente. Parmi les romans de merveilleux, le Voyage en Occident (Xiyouji [Si-yeou-ki]), qui date de la fin des Ming (xvie-xviie s.), garde la faveur du public. C’est la dernière version des aventures que l’on prête au célèbre pèlerin des Tang, Xuan Zang (Hiuan Tsang), parti pour les Indes à la recherche des écritures bouddhiques. Accompagné d’un singe aux pouvoirs magiques, d’un sanglier-esprit et d’un démon converti, il traverse des pays fantastiques où ses rencontres avec esprits, démons et fantômes, tant amis qu’ennemis, prêtent lieu à une profusion d’épisodes passionnants et drolatiques. Au xvie s. également, le premier grand roman de mœurs, d’auteur inconnu, est le Jin Ping Mei (Kin P’ing Mei). Le héros, Ximen Qing (Hi-men K’ing), est un riche marchand peu soucieux d’honnêteté et fort épris des femmes. Séduit par les charmes et l’astuce de Lotus d’Or, il n’hésite pas à tuer son mari pour l’épouser. Le roman décrit avec abondance de détails la vie des six femmes, des concubines et des servantes, qui se partagent les faveurs du maître. Pour la première fois dans les romans populaires, les caractères féminins sont traités d’une manière originale et convaincante. Tout autour gravitent des gens peu recommandables, fonctionnaires véreux, charlatans, entremetteuses, prostituées, voyous et tueurs. La conduite licencieuse de Ximen Qing est le lien de l’histoire, et les descriptions pornographiques en assurent le succès. À la fin des Ming, la vogue des grands romans n’empêche pas la publication de plusieurs recueils de nouvelles en langue vulgaire. Les Récits extraordinaires d’hier et d’aujourd’hui (Jingu qiguan [Kin-kou-k’i-kouan]) présentent une sélection des quarante plus célèbres : belles histoires d’amour ou de trahison, affaires de mœurs, récits policiers. Ces contes attrayants et faciles ont été parmi les premières œuvres traduites en langues occidentales.