Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chine (suite)

Le bouddhisme renouvelle alors la conception de la nature en Chine. Jadis chargée de symboles et de forces mystérieuses, elle terrifiait plus qu’elle n’attirait. Avec Xie Lingyun (Sie Ling-yun, 385-433) naît la poésie de paysage. Fervent bouddhiste, il passe son temps de préfet dans le Jiangsu (Kiang-sou) et le Jiangxi (Kiang-si) à faire de longues randonnées à la recherche de beaux paysages. Dans un style imagé et sonore, il déroule l’infini de la mer, des fleuves et des montagnes aux charmes secrets et poignants.

Bien d’autres poètes seraient dignes d’être mentionnés, ne serait-ce que certains empereurs qui non seulement encouragèrent la poésie, mais écrivirent de très belles œuvres. L’un d’eux, pourtant bouddhiste, pratiqua avec élégance un genre nouveau dit « poésie de palais », dont l’unique thème est la beauté des femmes. L’amour est également la préoccupation essentielle des chansons populaires, connues sous le nom de « chansons de Ziye (Tseu-ye) ». Ces ritournelles charmantes, quatrains de cinq pieds nés dans le Sud, seront très souvent imitées. Dans le Nord, l’inspiration est plus âpre, tout influencée par la guerre. La ballade célèbre dite « de Mulan (Mou-lan) » raconte l’histoire d’une fille qui partit faire la guerre et ne demanda au prince en récompense de ses exploits que de rentrer dans son village.

La dynastie des Tang (T’ang, 618-907) incarne dans l’histoire de la littérature chinoise l’âge d’or de la poésie. Une profusion d’œuvres de génie contraste avec la parcimonie des époques précédentes, où l’on comptait les poésies par dizaines. L’édition complète des poèmes Tang comprend deux mille trois cents poètes et près de cinquante mille poèmes. Cette abondante production est le reflet de l’essor général des arts et de la prospérité de l’Empire. Chang’an (Tch’ang-ngan), la capitale, est le rendez-vous de l’Asie entière. Les échanges avec les pays étrangers exercent une heureuse influence sur la musique, la danse, les arts plastiques et la littérature. Les souverains Tang font preuve de largeur d’esprit et laissent le champ ouvert à toutes les doctrines morales, philosophiques et artistiques. Ne craignant pas les reproches, ils n’exercent aucune censure sur la production littéraire. Dans cette atmosphère de liberté et d’émulation, les grands courants de la pensée chinoise s’épanouissent. Si les Han prônent le confucianisme, si les Six Dynasties s’abandonnent au taoïsme, la dynastie des Tang allie avec bonheur les deux tendances : Li Bo (Li Po) est le symbole du taoïste anarchiste que rien ne saurait contraindre ; Wang Wei contemple son domaine avec l’âme sereine d’un bouddhiste éclairé ; Du Fu (Tou Fou) témoigne des misères de son temps avec le réalisme d’un confucianiste convaincu. Les thèmes poétiques ne se renouvellent pas beaucoup : la nature, l’ivresse du vin, la beauté des femmes, la vieillesse, l’amitié, la guerre, les souffrances de la vie. Mais ils sont traités avec une maîtrise inégalée qui fait de la poésie Tang la poésie classique par excellence. Une lente évolution et la réaction contre le style décadent des Six Dynasties aboutissent aux genres caractéristiques du classicisme : le lüshi (liu-che), poème régulier en deux quatrains de cinq ou sept pieds, et le jueju (tsiue-kiu), poème tronqué qui ne comporte qu’un seul quatrain. La composition de ces poèmes est soumise à des règles strictes de prosodie, de tons et de rimes. Mais on pratique toujours le poème libre, imité du yuefu des Han.

La floraison des grands poètes Tang commence avec Wang Wei (701-761), qui suit les traces de Tao Yuanming (T’ao Yuan-ming) et Xie Lingyun (Sie Ling-yun), et consacre ses vers à la nature. Wang Wei est un artiste complet : dès dix-neuf ans, il est célèbre comme musicien, compositeur, peintre et poète. Bouddhiste fervent, son amour de la solitude s’épanouit dans son domaine de Wangchuan (Wang-tch’ouan), qui lui inspire ses plus beaux poèmes comme ses plus belles peintures. Su Dongpo (Sou Tong-p’o) dira de lui : « Ses poèmes sont des tableaux, ses tableaux sont des poèmes. » Le terme de « contemplation sereine » définit bien l’atmosphère générale de ses œuvres. Dans ses quatrains, il sait transporter le lecteur à l’intérieur d’un paysage et lui faire partager ses propres sensations. Ainsi dans la Palissade aux cerfs :
Dans la montagne vide où l’on ne voit personne,
Seul un bruit de voix se fait entendre.
La lumière renversée envahit la forêt profonde ;
Un rayon luit sur la verdeur de la mousse.

Li Bo (Li Po ou Li Taibo [Li T’ai-po], 701-762) est sans doute avec son contemporain Du Fu (Tou Fou) le plus connu des poètes chinois à l’étranger. Pourtant, il est difficile d’imaginer deux vies et deux génies plus opposés. Li Bo est romantique, Du Fu réaliste ; Li Bo taoïste, Du Fu confucianiste ; Li Bo improvise, Du Fu cisèle ; Li Bo est bohème, Du Fu père de famille ; Li Bo plane au-dessus du monde, Du Fu est enlisé dans les misères quotidiennes. Sans multiplier à l’infini ces qualificatifs contradictoires, disons que Li Bo, « génie céleste », reste inimitable, alors que Du Fu, génie humain, aura beaucoup d’émules. La vie de Li Bo est une longue pérégrination à travers l’Empire. En dehors d’un court intermède à la Cour, où il est choyé par l’empereur, qui lui pardonne ses caprices d’ivrogne pour un beau poème, il mène une existence de bohème. Compromis dans la rébellion d’An Lushan (Ngan Lou-chan [755]), il est exilé. Une amnistie le laisse revenir sur les bords du Yangzi (Yang-tseu), où il finit sa vie, dit-on, en voulant attraper le reflet de la lune dans l’eau. Li Bo improvise ses poèmes, la plupart en vers libres, à l’occasion d’une rencontre, d’un festin, d’un beau spectacle.

Dans ses poèmes sur la nature, il y a toujours une note qui mêle l’irréel à la description, le mythe à la vérité. Ses fresques sont pleines de couleurs violentes, de bruits de tonnerre, de mouvement cosmique : tout éclate et cherche à se libérer des contraintes de l’espace, du temps et de la vie.
Plus dure est la route de Shu (Chou) que la montée jusqu’au ciel azuré !
À en écouter le récit se fanent les visages roses.
Frôlant le ciel à moins d’un pied, les pics se suivent.
Des pins décharnés se renversent, pendus au flanc des précipices.
Torrents ailés et ruisseaux cascadants luttent dans le fracas,
Rochers battus par l’eau, galets tourbillonnants, c’est au fond des ravins comme mille tonnerres.
(Dure est la route de Shu, trad. Tchang Fou-jouei.)