Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chine (suite)

Malheureusement, la traduction fait perdre à cette poésie une part inestimable de ses beautés. Certaines particularités de la langue, tels les caractères idéographiques et les tons, qui se prêtent remarquablement bien à la forme poétique, ne peuvent être rendues dans les langues occidentales. L’écriture possède avec les caractères un pouvoir immédiat de suggestion qui ne dépend pas de la prononciation. Dans le choix d’un terme interviennent la beauté graphique du caractère écrit, ses résonances personnelles et les correspondances avec les caractères voisins. Les cinq tons distinguent chaque syllabe de la langue, donc, en langue classique, chaque mot, par leurs modulations. La musicalité d’un poème dépend en grande partie de leur répartition. Les poètes les ont classifiés en deux catégories, tons plats et tons obliques, et jouent de leurs oppositions, de leurs répétitions ou de leurs alternances selon des règles strictement établies. À la symétrie des tons s’ajoute le parallélisme des mots, que Paul Demiéville appelle le contrepoint sémantique. Les expressions et les caractères se correspondent deux à deux, tant sémantiquement que grammaticalement. Voici un exemple tiré de Li Bo (Li Po), traduit mot à mot :
Lever la tête regarder brillante lune
Baisser la tête penser natal pays.

Si, en français, ce procédé semble à la fois gauche et artificiel, il est inhérent à la technique poétique chinoise. La pensée, comme la description, se déroule ainsi sur deux thèmes qui s’enrichissent mutuellement de leurs oppositions et de leurs alternances, dans un rythme subtil de fugue.

La poésie des Han reste très tributaire de la musique. Le grand empereur de la dynastie, Wudi (Wou-ti) [ier s. av. J.-C.], réforme le Bureau de la musique (Yuefu [Yue fou]). À sa tête, il place non un lettré mais un musicien, Li Yannian (Li Yen-nien), frère de sa concubine favorite. Sous la direction de ce dernier, qui ne craint pas les innovations, la musique et les arts connexes connaissent un grand essor. Les attributions du Bureau de la musique sont nombreuses, bien que les textes n’en offrent pas une idée claire. Toujours est-il que l’on donne le nom de yuefu (yue-fou) aux ballades populaires ou d’imitation populaire en rapport avec le Bureau. Il nous en reste malheureusement peu d’exemples, impossibles à dater précisément. Les plus typiques montrent nettement une poésie de cour et de banquet où, sur un air connu, les chansonniers composent des paroles dont les thèmes — la séparation, le temps qui passe, la jouissance de l’instant — sont eux-mêmes stéréotypés. Tous ces thèmes se retrouvent dans les Dix-Neuf Poèmes anciens, œuvre anonyme que l’on attribue en général au ier s. de notre ère. Sommet de la littérature poétique chinoise, ils incarnent le double héritage du Shijing (Che-king) et du Chuci (Tch’ou-ts’eu) et inaugurent magistralement l’ère nouvelle de la poésie littéraire et régulière qui atteindra son apogée sous les Tang. La série entière est composée en vers de cinq pieds, phrasé qui sied bien à la langue chinoise. Le style en est sobre et concis : ce n’est pas la langue archaïque du Shijing, ni les envolées du Lisao, ni les débauches oratoires du fu. Compréhensible par tous, c’est une poésie qui se veut universelle, dans l’expression comme dans les sentiments. Voici le sixième poème (traduit par J.-P. Diény), dans lequel l’importance du décor, l’imprécision du sujet font ressortir une irrémédiable tristesse où se mêlent la douleur de la séparation, la solitude du voyageur, la nostalgie du pays natal et l’approche inexorable de la mort :
Passant le fleuve à gué, je cueille les lotus
Dans le marais aux eupatoires, mille herbes parfumées.
Mais je les cueille pour les offrir à qui ?
De mon amour m’écarte un long chemin.
Je me retourne, cherche des yeux mon vieux village,
La longue route à l’infini coule et s’écoule.
Quand les cœurs sont unis mais les lieux séparés,
Quel douloureux chagrin nous mène au bout de la vieillesse ?

Pendant les quatre siècles de désunion qui suivent la glorieuse dynastie Han, la Chine subit de profondes transformations. Grandes guerres et petites querelles jettent le pays dans l’insécurité et la misère. Pourtant, si c’est une période d’anarchie, ce n’est pas une période de décadence. L’ordre confucianiste, battu en brèche, cherche en vain à rallier les intellectuels déçus. Las d’une vie aussi éphémère que les dynasties (on ne compte pas les lettrés exécutés sommairement), ils se réfugient dans les excentricités taoïstes ou la contemplation bouddhiste. Un souffle d’inspiration anarchiste soulève la poésie des Six Dynasties. Dissociée de la musique, elle est enfin reconnue pour un art dont on cherche à définir les règles. Shen Yue (Chen Yue, 441-513) codifie l’utilisation des tons : les principes qu’il formule sont à l’origine de la poésie classique Tang. La famille impériale des Cao (Ts’ao), qui fonde la dynastie Wei, inaugure ce renouveau de la poésie. Cao Cao (Ts’ao Ts’ao, 155-220), héros de légende, grand stratège, habile musicien et bon versificateur, ne cède la place qu’à son fils Cao Zhi (Ts’ao Tche, 192-232), poète très doué qui, malgré les difficultés de la vie, refuse de se résigner à la tristesse.

Parmi les Sept Sages de la Forêt des bambous, Xi Kang (Si K’ang* ou Hi K’ang, 223-262) et Ruan Ji (Jouan Tsi, 210-263) sont illustres par leurs poèmes comme par leurs extravagances. Ne raconte-t-on pas que ce dernier resta ivre mort pendant soixante jours pour éviter un mariage compromettant ? Mais cette passion pour le vin ne fait qu’exacerber une sensibilité très vive de la vanité des choses et du drame de la mort. Ses Quatre-Vingt-Une Méditations poétiques sont l’expression de cette attitude désabusée.

Les lettrés ont quitté la ville, les soucis de la Cour et les dangers de la politique. Retirés dans leurs domaines, ils cultivent la simplicité rustique et le détachement taoïste. L’idéal de ce retour à la nature s’est incarné dans Tao Yuanming (T’ao Yuan-ming ou Tao Qian [T’ao Ts’ien], 365-427). Après treize ans de vie officielle, il démissionne et prend sa retraite, parmi les pins et les chrysanthèmes. La série de poèmes intitulés Retour à la vie champêtre illustre ce genre campagnard :
L’oiseau captif songe à son ancien bois,
Les poissons de la vasque à l’onde natale.
Défrichant ma glèbe aux landes du sud,
Rustre je demeure et reviens aux champs.