Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chateaubriand (François René, vicomte de) (suite)

La vieillesse était là maintenant, morose, désoccupée, dans l’appartement de la rue d’Enfer, à côté de l’infirmerie Marie-Thérèse qu’avait créée sa pieuse épouse pour recueillir les vieux prêtres et les dames de la société sans fortune, puis au rez-de-chaussée d’un hôtel de la rue du Bac donnant sur le jardin des Missions étrangères. Les rhumatismes l’empêchaient de marcher et les cures, seuls voyages que lui tolérait sa santé, n’allégeaient pas ses jambes. Son esprit s’embrumait. Mme de Chateaubriand mourra la première. Il ne sortait plus que pour se rendre à l’Abbaye-aux-Bois, auprès de son amie devenue aveugle. On l’y roulait, on le portait auprès de la cheminée parmi le groupe des fidèles : le doux et discret Ballanche, qui allait mourir peu de temps avant lui, J.-J. Ampère, M. de Montmorency, Charles Lenormant. Le prêtre qui l’assista dans ses derniers instants exigea de celui qui avait écrit le Génie du christianisme et avait été notre ambassadeur auprès du Saint-Siège la rétractation écrite de ses erreurs. Comme il mourut en été, peu de personnes suivirent son convoi à Paris. Victor Hugo a décrit, dans Choses vues, le cadavre étendu sur le petit lit en fer à rideaux blancs : « Sous le drap, on distinguait sa poitrine affaissée et étroite et ses jambes amaigries. » Comme il convient à un Breton dont la mer est la première et la plus tendre maîtresse, c’est auprès d’elle qu’il repose, selon son vœu, sur le rocher du Grand-Bé que la ville de Saint-Malo lui avait concédé pour tombeau.

À peine les yeux de l’Enchanteur s’étaient-ils fermés que Sainte-Beuve, à Liège, lui consacra le cours universitaire qui est l’origine du premier grand livre où son génie est analysé, disséqué, avec moins de malveillance d’ailleurs qu’on ne le dit. Sainte-Beuve, toutefois, déclarait qu’il ne subsisterait bientôt plus rien de Chateaubriand, si l’on excepte cette immense tour de René. En effet, René et Atala mis à part, auxquels il faut ajouter la Vie de Rancé et les Mémoires d’outre-tombe, on ne le lit guère aujourd’hui. Il est vrai que les Natchez, les Martyrs sont, en plus d’un aspect, marqués par leur époque, et que la plupart des discours ou des pamphlets sont des écrits de circonstance. Les ouvrages d’histoire, comme les Études historiques, commencées en 1811, sont restés à l’état d’ébauches.

Pour certains, Chateaubriand est l’objet d’une admiration fervente ; il a ses détracteurs farouches aussi. Il faut avouer qu’il porte aux excès, car rien n’est petit chez lui. Fastueux et besogneux, aimé ou amoureux de grandes dames, il le fut également de personnes plus humbles. Il recherchait les cordons, les uniformes de gala. On en souriait. Il était par ailleurs le plus simple, le plus limpide, le plus accueillant des mortels. Orgueilleux et timide, monarchiste et républicain, chrétien et sceptique en même temps, tour à tour pitoyable exilé et ministre superbe, il n’épuise ni les contrastes ni les contradictions, ni les masques ni les poses. Il reste surtout une âme trouble. Un fond lugubre l’habite. Il existe en lui un insatiable appel au néant, un goût de la destruction qui justifient dans son œuvre la présence du sadisme et font de lui le contemporain des époques désespérées. Ainsi s’expliquent cette beauté du sang et des supplices non seulement dans Atala, mais dans les Martyrs et dans les Natchez, et cette exaltante musique que les haches des bûcherons font au cœur de René dans la forêt de Combourg. Les révolutions lui apparaissent comme des époques privilégiées parce que la vie y est précaire. Le vrai temps de l’existence est pour lui dans la rêverie « qu’on situe entre ce qui n’est plus et ce qui n’est pas encore ».


L’Enchanteur, tel qu’en lui-même...

Le plus fastueux cortège accompagne ce solitaire. Laissons de côté les simples imitateurs comme le vicomte d’Arlincourt et même Anatole France, qui reprend pour l’infirmer le sujet (l’Atala dans les Noces corinthiennes. Que de stylistes surtout et de peintres ! Flaubert lui doit le beau style coloré de Salammbô ; Emma et Rodolphe suivront à leur tour la course de la lune à travers le ciel de la campagne normande, et les brises embaumées du désert américain apportent à Emma « le vent frais » qu’elle aspire. À côté de Baudelaire, qui appréciait en lui le grand gentilhomme des décadences, il faut placer Barrés, que Chateaubriand — un de ses intercesseurs — initie au culte de la terre et des morts, et dont l’œuvre s’inscrit dans la même tradition, qu’il s’agisse du Voyage à Sparte, de la Colline inspirée ou de la Musulmane courageuse. Malraux reprend les résonances profondes de l’Enchanteur, qui aimait déjà ces chairs ensanglantées et ressentait au fond de son cœur cette angoisse, indispensable accompagnement de la vie. René savait que les civilisations sont mortelles et, bien avant Garine et Kyo, que l’action est notre seul divertissement à l’ennui. Mais l’art n’est-il pas la plus authentique raison de vivre, la seule éternité à notre mesure ? La grive de Montboissier ou un parfum d’héliotrope ressuscitent Combourg bien avant que la tasse de thé et la petite madeleine de tante Léonie ne fassent resurgir Combray. C’est, dit Proust, au chant de cette grive qu’est suspendue la plus belle partie des Mémoires d’outre-tombe, c’est-à-dire les souvenirs d’enfance et d’adolescence ; et surtout ces extraordinaires paysages bretons où la terre et l’eau se confondent, campagnes pélagiques déjà, qui l’apparentent à Rimbaud et à Elstir.

Cependant, ce maître consommé du verbe, ce prodigieux Orphée des Mémoires, selon le mot de Manuel de Dieguez, n’est pas seulement celui qui ressuscite la mort. Il est en même temps un perspicace observateur de son époque, dont il comprend, interprète les sentiments, les transformations. Plus complètement que Hugo, il est l’écho sonore de son siècle, dont il suit le mouvement. René vieilli constate que le mal du siècle est d’essence économique, car rien ne peut arrêter les méfaits sociaux du progrès, dont l’argent est le triste compagnon. L’argent détruit l’égalité, efface les sourires. L’Amérique actuelle, qu’il oppose à l’Amérique des Indiens ; l’Angleterre, où la fumée des forges obscurcit les cimetières de campagne, font regretter les paradis que nous avons perdus. Ce fait d’expérience, il le développe dans le Voyage en Amérique, dans la conclusion sur l’Essai sur la littérature anglaise, enfin dans les dernières pages des Mémoires d’outre-tombe. Une nouvelle hiérarchie sociale, incertaine, s’établit, fondée sur la fortune. Comment en effet persuader longtemps le pauvre qui travaille d’accepter sa misère ? Étrange légitimiste, dont Maurras fera le procès, qui parle un langage d’avenir : « Le salaire qui n’est que l’esclavage prolongé » sera fatalement et fort légitimement remplacé un jour par une « égalité établie entre le producteur et le consommateur ». Les patries, de même, touchent à leur fin : « [...] l’unité des peuples » va remplacer « les préjugés nationaux ». Seule, la monarchie traditionnelle eût permis, en surmontant les contradictions de l’heure, la transformation et l’équilibre de la société française. Qu’attendre en effet d’une nation instable, en révolte depuis la Révolution ? La haine sociale poursuit son chemin : « Il ne sort pas aujourd’hui un enfant des entrailles de sa mère qui ne soit un ennemi de la vieille société. » Jeunesse sans énergie d’ailleurs, sans volonté, sans idéal, incapable de rien construire : « C’est, lisons-nous dans l’Essai sur la littérature anglaise, la grande et universelle maladie d’un monde qui se dissout. »