Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chateaubriand (François René, vicomte de) (suite)

À cette époque, la cinquantaine venue, une tendre amitié va l’unir à Mme Récamier. En octobre 1818, les amants se cachent dans une merveilleuse retraite à Chantilly et désormais seront inséparables. Juliette, certes, n’enchaînera jamais complètement René. Elle souffrira de ses infidélités, s’enfuira même en Italie par excès de souffrance jalouse, mais organisera à l’Abbaye-au-Bois, où elle se retire ruinée à l’automne 1819, cet entourage d’admiration dont l’Enchanteur aura besoin jusqu’à la fin de son existence.

Cependant, il lui reste à goûter les heures les plus glorieuses de sa carrière. Envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire à Berlin, fastueux ambassadeur à Londres, représentant de la France au congrès de Vérone ; à son retour, il est nommé ministre des Affaires étrangères à la place de M. de Montmorency, que Villèle trouvait trop engagé du côté de la Sainte-Alliance. Tandis qu’il connaît les emportements de la passion, en particulier avec Cordelia de Castellane, il tente d’accomplir ses grands rêves politiques, sa guerre d’Espagne d’abord, dont le but sera, sous prétexte de défendre Ferdinand VII prisonnier des Cortes, de rendre à la France le prestige de la victoire dans le pays précisément où les armées de Napoléon avaient été vaincues. Le grand triomphe sera la prise de Trocadero le 31 août 1823, dont il avertit aussitôt son ami Metternich. En même temps, il songe, malgré Canning et les banquiers anglais, à installer dans les colonies espagnoles en révolte des monarchies constitutionnelles au profit des Bourbons. Ainsi se prolonge le rêve de René : redonner quelque place à notre pays sur le continent dont il a été chassé. Chimère plutôt que rêve d’ailleurs, dont il explique l’essentiel dans sa conclusion du Voyage en Amérique et dans le Congrès de Vérone ; car les colonies libérées s’orientaient vers des formes républicaines de gouvernement. D’ailleurs, le temps allait lui manquer pour achever son dessein ; le jour de la Pentecôte, il était destitué brutalement pour avoir refusé, nous dit-il, de défendre un projet de conversion des rentes élaboré par Villèle et le banquier Rothschild. En fait, son libéralisme inquiétait.

La mort de Louis XVIII et l’avènement de Charles X ne changeront guère sa situation. Il prépare son édition des Œuvres complètes pour l’éditeur Ladvocat, prend position, après son renvoi, contre la politique de Villèle, obtient enfin, après la chute de ce dernier, à défaut du ministère des Affaires étrangères, cette ambassade de Rome qui réalisait la grande ambition de sa vie. Pour la première fois, Mme de Chateaubriand l’accompagne dans une fonction officielle. À Rome, installé au palais Simonetti, ambassadeur et doyen du corps diplomatique, il ne déploie pas moins de faste et d’activité qu’à Londres. La mort du pape Léon XII et le choix de son successeur, son action sur le conclave seront la grande affaire de sa mission. Avec Pie VIII, il aura « son » pape, comme avec l’Espagne il avait eu « sa » guerre. Pour le reste, il s’occupe à des travaux d’histoire, à ses Mémoires, et ce poète des tombeaux élève, sur les conseils de Mme Récamier, pour marquer son passage, un monument au Poussin. Il entreprend, selon la mode, des fouilles aux environs de Rome et reçoit la visite d’une jeune personne de vingt-huit ans éprise de littérature, Hortense Allart, sur la recommandation d’une ancienne merveilleuse, Mme Hamelin, qu’il avait fort fréquentée. Saveur des contrastes et prétexte à des lettres enflammées dont la dame ne faisait pas mystère, puisque Sainte-Beuve nous les a communiquées ! Mais la période de gloire touche à sa fin. Lorsque Charles X remplace Martignac par le prince de Polignac, qui forme un ministère ultra, Chateaubriand, qui se trouve alors aux eaux à Cauterets, revient d’urgence à Paris, envoie sa démission. Il refuse, malgré les avances qui lui sont faites, de servir Louis-Philippe ; renonce avec éclat, dans un très beau discours, à la dignité de pair, à la pension qui y est attachée, et s’installe courageusement, à soixante-deux ans, après tant de gloire et d’honneurs, dans la vie relativement obscure et désargentée de la vieillesse. La vieillesse non point tout à fait encore : à Cauterets, il a rencontré la jeune « Occitanienne » Léontine de Villeneuve, à laquelle il adresse des pages brûlantes dont l’écho se retrouve dans cet étonnant fragment de René vieux publié par V. Giraud, puis par J. Pommier, sous le titre d’Amour et vieillesse ou de Confession délirante. Amour, cruauté, soif du néant y prolongent, comme nous l’avons indiqué, les thèmes sadiens de la lettre à Céluta. Sur la route de Cauterets, à Étampes, il avait donné à Hortense Allart une nuit dont elle nous a confié les enchantements, et la jeune femme lui permettra longtemps encore de fraîches escapades dans les guinguettes de banlieue où l’on boit le vin blanc, où elle chante pour cet étrange légitimiste les chansons de Béranger.

Bien qu’il ne croie plus à la monarchie et que les Bourbons l’aient déçu, quoiqu’il soit lié avec des libéraux et des réfractaires qui ont pour noms Béranger, La Mennais, A. Carrel, dont il fera entretenir la tombe, il reste fidèle à la branche aînée et au drapeau blanc, simplement par goût du passé. Mais dans tout homme d’opposition existe au plus beau sens du terme un aventurier. La duchesse de Berry, mère d’Henri V, « son » roi, l’ayant nommé membre de son gouvernement provisoire, il avait habilement décliné cet honneur. Cependant, lorsqu’elle se lance dans son équipée vendéenne, il prend son parti, est compromis, arrêté, puis relâché. Des poursuites seront engagées contre lui à propos de son Mémoire sur la captivité de la duchesse de Berry. Acquitté, il est acclamé par la foule et félicité par le parti royaliste.

Puis un long voyage à travers l’Italie, l’Allemagne, l’Autriche, la Bohême le conduit auprès du vieux roi en exil à Hradčany le château, près de Prague, plaider sans succès la cause de la princesse malheureuse et imprudente, coupable d’avoir épousé secrètement le comte Lucchesi-Palli, dont à cette heure elle est enceinte. La conclusion sera, dix ans plus tard, l’invitation du comte de Chambord à venir lui rendre visite à Londres et l’accueil ému du jeune prétendant au vieux chevalier. Mais pour nous, beaucoup plus que les faits, subsistent les pages étonnantes de la Vie de Rancé et des Mémoires d’outre-tombe, où l’Enchanteur, avec les ressources de son ardente musique, évoque cet épisode de la fidélité.