Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Chateaubriand (François René, vicomte de) (suite)

Revenu à Paris, il ne partira pas pour Sion, capitale du Valais, où il avait été nommé chargé d’affaires. Il envoie sa démission à Talleyrand, ministre des Affaires extérieures, prenant pour prétexte la santé de sa femme. Il ajoutera plus tard comme véritable motif l’exécution du duc d’Enghien. Cette raison a son prix et il n’y a pas lieu de la mettre en doute comme on l’a fait. Mais il convient plus particulièrement de faire sa part à l’ambition déçue : un poste diplomatique où il n’aurait même pas un secrétaire à son service, dans une minuscule république perdue dans les montagnes, qui devait sa naissance toute récente au seul désir du Premier consul de protéger la route du Saint-Bernard, lui paraissait mésestimer ses mérites.


Un « itinéraire » ambigu

Il va donc devenir un opposant de l’Empire, non pas toutefois le farouche adversaire qu’il nous présente dans les Mémoires d’outre-tombe. Il restera toujours fasciné par l’étonnante figure de l’Empereur, qu’au fond il eût aimé servir, au service duquel se rangeront du reste tous les fidèles de la société de Mme de Beaumont. Pour remplir son inactivité, il se réfugie dans sa vocation d’écrivain et de voyageur. Il continue le roman qu’il avait entrepris à Rome à la fin de son séjour sous le nom des Martyrs de Dioclétien. Mais de même qu’en Amérique il était allé chercher des images, il va entreprendre un voyage en Orient pour rapporter les couleurs de la Grèce et de la Judée. Toutefois, les raisons d’agir chez lui ne sont jamais simples. S’adaptant mal à la froide intimité d’une femme sèche et vertueuse, à l’atmosphère confinée du despotisme impérial, il éprouve le besoin de s’évader pour un temps hors de France. Très pieuse, Mme de Chateaubriand eût souhaité le suivre au tombeau du Sauveur ; mais son mari acceptera sa compagnie seulement jusqu’à Venise. Ne croyons pas qu’il parte comme un proscrit : muni des recommandations de Talleyrand pour nos consuls des Échelles, pour le général Sébastiani, notre ambassadeur à Constantinople et parent de l’Empereur, s’il n’est pas reçu tout à fait comme un personnage officiel, il l’est du moins avec respect, comme un écrivain illustre chargé, selon le langage d’aujourd’hui, de s’informer sur la position de la France dans le Proche-Orient. L’auteur du Génie, par ailleurs, ne se devait-il pas d’accomplir le pèlerinage de Jérusalem ? Il convient d’ajouter une raison secrète, toute romantique ou romanesque, et que Sainte-Beuve le premier nous a révélée. Il était épris à cette heure de Natalie de Noailles, qui avait succédé dans son cœur à Mme de Custine. Or, il était convenu qu’au retour d’Orient ils se retrouveraient en Espagne, à Grenade. Le voyageur traversera donc le Péloponnèse, visitera la Palestine, sera immobilisé près d’un mois en Égypte, après cinquante-six jours de traversée arrivera à Tunis, où il fera malgré lui une escale interminable ; il connaîtra les incertitudes, les charmes de la navigation à voile, les tempêtes, les mauvaises odeurs, les difficultés pour un Français de trouver un embarquement sur une mer dominée par la marine anglaise. Tant d’obstacles feront qu’il arrivera avec trois mois de retard au rendez-vous espagnol, quand on désespérait de le voir. Voyage au plus haut point profitable aux critiques d’abord, qui s’interrogent sur le point de savoir si les amants se retrouvèrent réellement à Grenade ; à l’écrivain surtout, qui rapportera non seulement l’Itinéraire de Paris à Jérusalem, mais la partie orientale des Martyrs, les paysages grecs, le séjour de Cymodocée en Palestine, le passage d’Eudore en Égypte, sans parler des Aventures du dernier Abencérage.

L’Itinéraire est naturellement le récit d’un voyageur lettré qui est aussi un pèlerin et même en quelque sorte le dernier des croisés. Livre de descriptions, d’anecdotes, d’aventures plus ou moins cocasses où l’humour éclate ; livre de choses vues et vécues, arrangées quelquefois, qui font le plus amusant reportage sur la Grèce et sur le monde musulman au début du xixe s. C’est en économiste, en sociologue, en antiquaire aussi, selon la bonne tradition, que Chateaubriand voyage. Il constate les effets dévastateurs de l’islam sur des pays jadis fertiles et libres, sur l’art grec, que les Turcs méprisent. En révélant le martyre et l’esclavage de la Grèce aux contemporains, l’Itinéraire prépare les mouvements philhellènes. Il met en même temps à la mode l’Orient littéraire ; car Nerval, Lamartine, le jeune Hugo des Orientales et Barrés après lord Byron seront les débiteurs de Chateaubriand. Les châteaux des royaumes francs, les monastères des moines chevaliers manifestent, sur la terre où naquit la pensée occidentale, la permanence spirituelle d’une France chrétienne, celle des croisés, dont les soldats de la campagne d’Égypte furent les successeurs. Car l’ombre de Bonaparte accompagne ses pas. Archéologue, il retrouve ou croit du moins retrouver au passage l’emplacement de Sparte, le tombeau de Clytemnestre, les anciens fleuves, les villes détruites par le feu du ciel. Il déchiffre à Alexandrie l’inscription gravée au pied de la colonne dite de « Pompée ». Son érudition sans doute est lourde, à son habitude souvent de seconde main ; il utilise à l’excès, parfois à contresens ou même à contre-courant, les itinéraires de ses prédécesseurs. Qu’importent ces inexactitudes, puisqu’il est venu visiter surtout les villes mortes et les Grecs qui sont morts ! En effet, le paysage ne présente à ses yeux d’autre intérêt que de contenir le spectacle passé : la flotte grecque sort toujours du Pirée pour combattre l’ennemi ou se rendre à Délos. Dans le théâtre d’Athènes, éprouvant les émotions du peuple hellène, le pèlerin déclame Sophocle ; Athalie, dans la vallée de Josaphat ; il relit le Tasse aux endroits mêmes des combats, découvrant bien avant Barrés les lieux où souffle l’esprit et les décors qui nourrissent et justifient les lectures.