Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Charlemagne ou Charles Ier le Grand (suite)

L’empereur

Bien que les opérations de guerre se soient prolongées presque sans interruption jusqu’à la fin du règne, la conquête carolingienne est pour l’essentiel achevée dès la fin du viiie s., et l’œuvre d’unification religieuse et administrative des territoires occupés, largement entamée. Respectant les particularismes locaux, ainsi qu’en témoigne le souci qu’il manifeste de mettre par écrit les lois nationales des Bavarois, des Saxons et des Frisons, n’hésitant pas, pour satisfaire les plus affirmés d’entre eux, à constituer dès 781 les royaumes d’Aquitaine et d’Italie, dont ses fils Louis et Pépin reçoivent les couronnes, Charlemagne s’efforce en réalité de remédier à l’hétérogénéité des territoires qu’il a conquis ; il y impose partout l’application de sa législation et de ses grandes réformes administratives, économiques et judiciaires, contenues dans des capitulaires élaborés par des assemblées générales (champ de mai, le plus souvent), puis mis en forme par la chancellerie, toujours sous le contrôle de l’empereur, enfin exécutoires sous l’autorité de comtes et d’évêques étroitement soumis au contrôle de missi dominici. Visant essentiellement à unifier les institutions de l’Empire carolingien tout en comportant certaines variantes locales, notamment à l’usage spécial de la Lombardie, les capitulaires de Charlemagne portent sur les domaines les plus divers : réorganisation des structures administratives de l’Église carolingienne (Herstal, mars 779) ; mise au point des règles destinées à présider à la bonne gestion des domaines impériaux (capitulaire de villis entre 770 et 813) ; détermination des modalités de levée des troupes (capitulaires vers 800 et 807) ou de perception des impôts (capitulaire de 805) ; décisions d’ordre dogmatique, disciplinaire, judiciaire et économique (capitulaire de Francfort en 794), etc. Par cette voie institutionnelle se trouve ainsi renforcée l’autorité universelle du souverain, qui trouve également moyen d’assurer plus fermement son emprise sur ses sujets par le biais de la vassalité qu’institue entre eux et lui une pyramide de serments, dont Charlemagne cherche à consolider chaque étage par un capitulaire du début du ixe s. stipulant que le vassal ne peut plus quitter son seigneur « dès le moment où il a reçu de lui la valeur d’un sou ».

Par ces diverses mesures se trouve donc préparée la fusion en un seul État des différents territoires placés sous l’autorité de Charlemagne. Mais ce n’est pourtant qu’à l’extrême fin du viiie s. que le terme empire apparaît pour désigner cette nouvelle entité politique. Il n’a alors d’autre signification que territoriale et il n’est employé, même par Alcuin, que pour désigner une construction politique dépassant le cadre national traditionnel dans lequel ont vécu les Barbares depuis le temps des invasions.

Mais au moment même où l’extension géographique considérable de sa domination fait de Charlemagne un souverain hors de pair par rapport aux autres rois de son temps, le sacre que lui a conféré le pape Étienne II en 754 revêt son autorité d’un caractère sacerdotal incontestable. Rex et sacerdos, c’est-à-dire « roi dans son pouvoir... [et] prêtre dans ses sermons », comme l’a été David selon Alcuin, comme le proclament les évêques du concile de Francfort de 794, patrice des Romains d’autre part, c’est-à-dire tuteur en fait de la papauté, qui devient de plus en plus son obligée, comme l’ont souligné ses différents séjours à Rome en mars 774, à Pâques 780 et en décembre 787, Charlemagne apparaît de plus en plus comme le représentant sur la terre du Christ, chef d’une chrétienté dont les limites ont tendance à se confondre avec celles du regnum Francorum du fait de la dilatation géographique de ce dernier. Par là s’ébauche l’idée d’un Imperium christianum, Empire chrétien dont le chef serait le roi des Francs, guide naturel du populus christianus, ainsi que semble le penser Alcuin dans la lettre qu’il adresse à Charlemagne à l’extrême fin du viiie s. et où il lui rappelle que sa « regalis dignitas l’emporte sur les deux autres dignités [la papauté et l’Empire romain, qui gouvernent le monde mais qui sont en crise], les éclipse en sagesse ». Qualifié d’Auguste, de souverain de la nouvelle Rome en cours d’édification à Aix-la-Chapelle, où il s’établit pour la première fois en 794 et où il décide la construction d’un palais sacré et, en son centre, d’une chapelle palatine circulaire semblable au chrysotriklinos de Constantinople en utilisant des matériaux de San Vitale de Ravenne, le monarque, comme le souligne Robert Folz, ne se voit jamais attribuer avant 800 le titre d’imperator : « Il n’est pas empereur ; tout au plus en occupe-t-il le rang. »

En fait, il ne semble avoir revendiqué à l’origine que l’égalité de titre, de dignité et de pouvoir avec le basileus, auquel il dénie la qualité d’empereur et par conséquent la prétention à la domination universelle. Logique avec lui-même, il refuse encore en 798 la couronne impériale que lui offre une ambassade byzantine députée sans doute par les adversaires d’Irène, qui a aveuglé en 797 son propre fils Constantin VI plutôt que de lui céder l’Empire.

Mais en lui transférant peu à peu, comme le soulignent les professeurs Folz et Schramm, les privilèges reconnus dans Rome à l’empereur byzantin, la papauté contribue à porter le roi des Francs à vouloir assumer la dignité impériale. Reçu solennellement à Rome selon les usages de Constantinople, constatant que les actes pontificaux sont désormais datés d’après les années de son règne et non plus d’après celles du basileus, voyant ses images orner les églises, les prêtres prononcer des prières publiques en son honneur et le pape Léon III lui adresser le procès-verbal de son élection ainsi que le vexillum Romanae urbis qui lui reconnaissait en 795 la souveraineté sur Rome, Charlemagne pouvait être naturellement tenté de mettre les faits en accord avec le droit.