Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

changement social (suite)

L’étude de Smelser nous invite aussi à déterminer l’étendue des phénomènes affectés par le changement. Disons que certains changements diffusent à partir du secteur où ils ont pris naissance, tandis que d’autres restent strictement confinés dans la zone où ils ont fait leur apparition. Certains perfectionnements techniques appartiennent à la première catégorie : en gros, c’est ce qui se produit au début de la phase d’industrialisation étudiée par Smelser avec les améliorations purement mécaniques introduites sur les métiers à filer ou à tisser. En revanche, des changements à effet multiplicateur considérable ont lieu lorsque les exigences de l’innovation entraînent un bouleversement dans les rapports d’autorité dans l’unité de production — le travailleur cessant d’être un artisan indépendant pour devenir un salarié soumis à la discipline de la fabrique ou de l’atelier — ou une profonde modification dans la famille des travailleurs, à la fois en ce qui concerne les rapports entre groupes d’âge et les rapports entre sexes. Si l’homme, au lieu d’être maître chez soi, capable, dans une large mesure, de conduire son propre travail comme il l’entend, dépend d’une source de revenu, qui est son revenu industriel, et si, d’autre part, sa femme et ses enfants, eux-mêmes employés à l’usine, échappent à son autorité patriarcale, s’ils encaissent des rémunérations égales ou supérieures aux siennes, tout le système de sécurité sur lequel reposait la famille traditionnelle se trouve rompu.

Du moment que se trouvent touchées les valeurs essentielles (autonomie du producteur dans son travail, autorité de l’individu dans sa famille), toute une onde d’ébranlements va se propager, qui finira par toucher tous les secteurs de la vie sociale. Mais la diffusion ne se fait pas seulement « en nappe », bien que, par exemple, la crise des relations d’autorité familiale et la crise dans les rapports de travail convergent sur le secteur éducatif, qui est amené à prendre en charge certains aspects nouveaux dans la formation professionnelle de l’individu et à assumer certaines responsabilités à l’égard de l’enfant, que traditionnellement remplissait la famille, jusqu’à ce que celle-ci en soit devenue incapable.

En fait, ce que l’analyse de Smelser montre clairement, c’est que le changement ne se propage pas horizontalement et à vitesse constante. Il se trouve démultiplié dans sa force et orienté dans ses directions par certains « mouvements sociaux », qui tantôt prennent une allure déstabilisatrice et régressive, tantôt produisent des effets créateurs et stabilisants.

L’exemple de la révolution industrielle anglaise suggère que les périodes de changement social intense coïncident avec l’apparition de mouvements sociaux qui remettent en question les objectifs de la société et proposent de lui en substituer de radicalement différents. Mais cette société autre est conçue tantôt dans le style passéiste (il s’agit de revenir à un « avant » d’ailleurs arbitrairement embelli), tantôt dans le style utopiste. Le mouvement se présente tantôt comme une irruption imprévue et violente, comme dans le cas des « luddites », qui se mettent à briser les nouvelles machines et annoncent la venue d’un justicier qui fera rendre gorge aux exploiteurs, tantôt comme une entreprise méthodiquement conduite. Dans ce dernier cas, il y a lieu de se demander si le mouvement tend à organiser, à l’intérieur d’une société inhabitable, des îlots protégés où l’on puisse vivre « entre soi », comme Robert Owen et ses disciples semblent en avoir eu l’intention au début du mouvement coopératif ; si, à travers un ensemble de pressions bien coordonnées, on s’emploie à réformer la société pour en corriger les plus scandaleuses malfaçons (par exemple en faisant passer une législation sur la durée du travail, sur la reconnaissance légale des syndicats, sur la protection des enfants, sur l’assistance aux chômeurs) ou si, au contraire, il s’agit d’en finir d’un coup et une bonne fois pour toutes avec le capitalisme.

Ce qui caractérise les mouvements sociaux, c’est leur ambivalence pour ainsi dire essentielle quant à leurs fins et quant à leurs démarches. De cette ambivalence, on peut donner plusieurs indices. Contentons-nous de remarquer, d’abord le chaos idéologique dans lequel se déroule le processus d’industrialisation anglais. Non seulement les divers socialismes, qualifiés d’« utopiques » par Marx, proposent des solutions contradictoires, mais encore ils se trouvent tantôt en concurrence, tantôt en alliance avec les réformateurs libéraux et libre-échangistes, et dans les mêmes relations contrastées avec les éléments traditionalistes, surtout ceux qui ont été touchés par la prédication des méthodistes. Dans le mouvement social anglais des années 1840, on trouve à la fois des extrémistes obsédés par le modèle blanquiste de l’action directe, des intellectuels rompus aux disciplines de l’analyse économique, héritiers, à travers Bentham, du siècle des lumières, des chrétiens (anglicans ou membres de sectes dissidentes) émus par la souffrance des ouvriers. C’est par la coalition très précaire de ces différentes forces, les unes presque ouvertement révolutionnaires, comme les chartistes, les autres inspirées par la non-violence, que furent introduites dans la société anglaise les institutions caractéristiques du nouvel ordre industriel.

C’est que le processus étudié par Smelser sur une si longue durée a engendré des institutions qui, au terme de la période étudiée, se trouvent clairement consolidées : l’entreprise capitaliste et le syndicat ouvrier. Si le changement, au lieu de se réduire à une série de variations erratiques, constitue un processus, sinon avec un sens, du moins avec une direction, c’est que le status des groupes et des individus a fini, au terme de la période, par recouvrer une certaine cohérence. La réduction du temps de travail, la protection du travail des enfants, l’organisation progressive d’un contrepoids syndical capable de faire échec aux abus des patrons ont permis de reconstituer au profit de l’ouvrier un ensemble de droits qui lui garantissent un minimum de dignité et de sécurité.