Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
C

Cervantès (Miguel de) (suite)

Don Quichotte, incompris, se réfugie dans les solitudes de la sierra Morena et les affres délicieuses de l’Amour. Comme Roland pour les beaux yeux d’Angélique, il devient fou furieux, et c’est pour Dulcinée. Trois autres formes de la passion démentielle se présentent au détour du chemin : Cardenio — cet autre Othello — se croit trompé par Lucinde ; Dorothée poursuit anxieusement Don Fernand, son amant perdu ; Anselme — autre Narcisse — n’aime en Camille que sa propre image. Mais l’Amour triomphe avec Claire et Louis.

Don Quichotte médite alors sur les rapports entre la pensée et l’action dans un éloquent discours sur les armes et les lettres. Mais le curé et le barbier jouent sur la confusion du rêve et de la réalité dans l’esprit du héros et ils le ramènent, victime d’une fausse incantation, au village sur un char à bœufs. Cependant, le fou généreux fonce sur une procession de flagellants. Ceux-ci rejettent leur cagoule et s’apprêtent à contre-attaquer à coups de discipline. Ce fut la dernière sottise du chevalier errant : ramener les pacifiques à la violence et les pénitents au péché.

La gouvernante et la nièce accueillent tendrement l’égaré, et l’épouse de Sancho retrouve un mari à la fois plus sage, plus crédule et mûri par l’expérience. Somme toute, quelle belle vie pour un paysan que de courir les monts et les vaux, les châteaux et les auberges, sans bourse délier !

Cervantès termine alors la première partie de son Don Quichotte sur une promesse : il contera dans la prochaine la troisième sortie de son héros.

Quelqu’un le devança, qui en 1614 fit paraître une seconde partie. Il signait Alonso Fernández de Avellaneda, un nom d’emprunt, et il cherchait simplement son profit dans l’opération. Cervantès se hâte ; il publie la vraie suite en 1615. Dans un prologue très spirituel, il raconte des histoires de fous à propos de son stupide imitateur. Don Quichotte lui-même proteste ; il ne se reconnaît pas dans le mauvais portrait qu’on a fait de lui : on n’a voulu retenir que ses échecs pour s’en gausser. Mais que sont devenus sa valeur et sa vertu, sa foi et son espoir ? Fallait-il passer sous silence la bonté, la fidélité et le courage de Sancho, noble écuyer, prêt à reprendre la route aux côtés de son maître et seigneur, tant pour le protéger que pour risquer sa propre chance ? Ils partiront. C’est la seule réponse non à la sotte calomnie, mais à l’appel de la gloire, claironnée aux quatre vents par douze mille exemplaires de la première partie.

Dulcinée leur échappe, envoûtée par le Diable, qui en fait une vulgaire paysanne. Sur la route de Saragosse. des comédiens les accablent d’une grêle de pierres. C’est bien la revanche mesquine du nouveau théâtre contre le roman, devenu célèbre. N’empêche que Cervantès demeure dans la mémoire des hommes plus que Lope de Vega. Un bachelier, avec sa mauvaise science et sa force défaillante, tente en vain de ramener Don Quichotte à la maison, à la Raison. Diego de Miranda, honnête homme, apprend à l’apprécier, mais blâme sa démesure lorsqu’il le voit affronter un lion en cage. Pourtant, à cœur vaillant rien d’impossible. Et la preuve, c’est que le pacifique animal lui tourne le dos. Cervantès, là-dessus, intervient pour guider ses lecteurs. Il ne veut pas choisir entre leurs interprétations, toutes également plausibles. Il se borne à défendre la Poésie (c’est-à-dire la création littéraire) « qui comprend toutes les sciences du monde, du moins la plupart ». Qui lui donnerait tort ? L’imagination n’a-t-elle pas peuplé notre monde intérieur et notre monde extérieur de concepts bouleversants et de machines fantastiques ? Don Quichotte et Sancho assistent aux apprêts des noces du riche Gamache et de la belle Quiteria. Mais la jeune fille se fait enlever avant l’heure par le pauvre et fidèle Basile. Ainsi, la loi de la nature l’emporte sur la tricherie de la société. Notre héros s’en réjouit, et Sancho regrette le festin. Puis Don Quichotte descend au fond d’une caverne, s’endort, rêve et, à son retour, mêle et mélange dans son récit les données de ses sens et celles de son imagination. Le sceptique Sancho s’efforce de les distinguer ; un savant, plus averti, tiendrait compte des unes et des autres. Mais quelle tâche difficile ! On le voit bien quand Don Quichotte se laisse prendre au boniment d’un montreur de marionnettes. Il en corrige pertinemment les invraisemblances, mais, victime de l’illusion comique, il intervient l’épée au poing en faveur d’un personnage, un vaillant chevalier amoureux menacé par une horde d’infidèles.

Ainsi, dans cette seconde partie, l’auteur, s’assimilant de plus en plus à son personnage, se détourne des problèmes que posait l’évolution de la société à un citoyen conscient et engagé. Il est devenu à la fois plus sage, plus philosophe, plus écrivain. Il s’efforce de démêler et de définir les rapports complexes entre l’auteur et le livre, entre la réalité et ses aspects, entre les sens et l’imagination, entre la raison et la démesure, entre les choses et les mots.

Car la folie est partout et chez ceux qui se croient les plus sensés. Le monde et même le grand monde font une place à la déraison. Ainsi, un duc et une duchesse font un accueil triomphal — et dérisoire — au chevalier et à son écuyer, qu’ils traitent en bouffons. De fait, c’est l’essence même de la noblesse que, follement, ils bafouent, c’est leur propre condition qu’ils renient ou qu’ils rabaissent par leur mesquinerie. Lorsque Sancho Pança est nommé par plaisanterie gouverneur de l’île de Concussion, son bon sens sait déjouer les perfidies, éviter les embûches et résoudre les embarras quotidiens. À eux deux, quelle belle leçon de politique généreuse, efficace Don Quichotte et Sancho donnent à nos sociétés, livrées aux faux prestiges et aux bas calculs, et à nos gouvernants, sordides, incapables et frivoles.

Sur la route de Barcelone, ils font la rencontre du généreux bandoulier Roque Guinart et de ses soixante hommes. Le désordre est toujours le fruit de l’injustice. Mais Roque sait freiner ses propres excès. Bandit de grand chemin, il prend une sorte de droit de péage, souvent modéré, sur les voyageurs au bénéfice de la troupe. Car l’ordre véritable est toujours le fruit de la justice et de la discipline librement acceptée. Roque Guinart aide nos deux pèlerins nécessiteux de « son » argent. Il leur donne aussi des lettres de recommandation auprès d’un chef fort cultivé de l’un des deux clans qui se disputaient alors le pouvoir réel en Catalogne. Le lucide Cervantès légitime ainsi par ce biais devant son public espagnol une dissidence politique en Catalogne.